Initié par une conférence, tenue à Tel Aviv en 2009, le volume rassemble quinze contributions rédigées par des chercheuses et chercheurs jeunes et chevronnés, marquant ainsi un judicieux équilibre entre expertises confirmées par des années de recherche et approches rafraichissantes. Ordonnés entre chronologie et thématiques, les chapitres s’agencent comme suit:

Walter Pohl, »Disputed Identifications: Jews and the Use of Biblical Models in the Barbarian Kingdoms«; Jonathan P. Conant, »Jews and Christians in Vandal Africa«; Wolfram Drews, »Barbarians and Jews in Early Medieval Spain: Shifting Constellations of Religions and Identity«; Giancarlo Lacerenza, »Between Old and New Barbarians: The Jews of Southern Italy during the ›Dark Ages‹«; Yitzhak Hen, Gerda Heydemann, »A Double-edged Sword: Jews and the Rhetoric of Power in Ostrogothic Italy«; Stefan Esders, »The Prophesied Rule of a ›Circumcised People‹: A Travelling Tradition from the Seventh-century Mediterranean«; Yaniv Fox, »Ego, Bar‑Iona: Jews and the Language of Forced Conversion in Columbanian Circles«; Rob Meens, »Jews in Early Medieval Penitential Literature«; Johannes Heil, »Friendly Barbarians? The Jews under Christian Rule in Northern Europe«; Rosamond McKitterick, Graeme Ward, »Knowledge of the History of the Jews in the Early Middle Ages«; Piet Hoogeveen, »Jewish Double Portraits: Hrabanus Maurus and his Commentary on 1 & 2 Samuel«; Ora Limor, »Tales from the East: Jewish Episodes in Early Medieval Travel Narratives«; Thomas F. X. Noble, »Images and the Imaginary Jew in the Early Byzantine World«.

Itzhak Hen introduit cet ouvrage par les propos préliminaires du grand médiéviste anglais John Michael Wallace-Hadrill à son magistral »Early Medieval History«, paru en 19751. Il rappelle que celui-ci avait choisi de développer son étude sur »ce que les historiens modernes appelleraient la création et la transformation des identités au début du Moyen Âge« (p. 2), à partir des communautés juives du début du Moyen Âge en Occident. Hen entend ainsi rendre compte du chemin parcouru depuis lors dans la recherche historique sur cette période que l’on continue parfois à désigner comme celle des »invasions barbares«.

De fait, si »barbare« est resté le terme qui qualifie ces populations ayant migrées du paganisme au christianisme, la notion historiographique elle-même est désormais obsolète. Elle a été revisitée pour recouvrir une diversité plus féconde, ne laissant place qu’au qualificatif péjoratif utilisé dans le langage courant comme antonyme à »civilisé«. Pour les populations occidentales, cette période est celle du processus de leur christianisation. Pour les populations juives, qui n’ont laissé aucun écrit, on en sait bien peu sur ce qu’a pu être leur vie au cours de cette lente transition qui mène de la fin de l’empire romain à l’évangélisation triomphante de l’Europe. Or, et c’est là que se noue l’enjeu de l’ouvrage et la convocation de Wallace-Hadrill: pour ce que ces sources dévoilent, loin d’être une population dont l’identité religieuse aurait été mouvante à l’image de celle de leurs contemporains, les juifs se seraient particularisés dans leur environnement par l’affirmation claire de leur différence, ethnique et religieuse, en demeurant réfractaires aux tentatives d’évangélisation.

Certes, les déclinaisons identitaires ne sont pas aisément identifiables, d’autant que chrétiens et »barbares« restent encore à distinguer tant leurs contours sont fugaces, comme le montre la contribution d’Ora Limor. Tandis que les différents autrices et auteurs ont choisi de définir leurs propres critères et approches, au final, ce volume déploie avec justesse une périodisation de l’entre-deux, en donnant à voir un »pré« moyen-âge (Early Middle Ages) – à l’image du »prémoderne« (Early Modern) qui a profondément renouvelé l’historiographie anglo-saxonne. Cet early medieval permet de détacher d’une gangue située entre Antiquité tardive et Moyen Âge un ensemble de textes, d’événements, et d’analyses, qui, mis bout à bout, manifeste une cohérence parfois inattendue et sort de l’ombre cet »âge« souvent qualifié d’obscur.

Certes, l’approche n’est pas inédite, et cette notion de transition s’est installée dans l’historiographie d’outre-Atlantique et d’outre-Manche. Or, penser les juifs dans ces environnements aux frontières floues et mobiles ajoute, s’il en fallait encore, à la pertinence de cette démarche. Car, entre la destruction du temple de Jérusalem et l’avènement du judaïsme rabbinique, que et qui sont ces juifs? La législation impériale romaine ayant fait d’eux des citoyens romains non chrétiens, ils sont ainsi de facto les sujets de gouvernants qui doivent de bon ou mauvais cœur s’en accommoder (Johannes Heil, p. 207). Et, quand bien même ils n’ont pas laissé de sources écrites, les juifs, objet d’une vision chrétienne biaisée, apparaissent dans un genre littéraire consacré, les contra Iudaeos et adversus iudei, qui, s’il en offre des images contrastées est surtout destiné à faire d’eux un repoussoir.

Cette construction théologique, bientôt sociale et politique de la catégorie »juif«, nécessitant une savante relecture de l’Ancien Testament, sera, on le sait, la tâche à laquelle la littérature patristique s’est dévouée – ce qui n’est pas le thème de l’ouvrage. Celui-ci s’attache plutôt à démêler parmi les différents contextes présentés à analyser ce qui émerge de leurs situations en matière d’identité et de pratiques. S’ils sont des autochtones rebelles qui revendiquent une identité ethnique et religieuse singulière, comment les concevoir lorsque l’on prétend s’approprier leur ascendance originelle?

Walter Pohl rappelle ainsi qu’en dépit du fait que la notion d’ethnicité était nuancée de diverses manières dans la Bible hébraïque, elle a néanmoins dû être sérieusement réinventée par les chrétiens afin d’être performative dans l’évangélisation des peuples païens. Ethnicité de la séparation, de la distinction, de la croyance eschatologique, probablement plus encore qu’ethnicité par le sang; mais comment se débarrasser de la notion de »peuple élu«? En lui permettant d’être transférable par l’intermédiaire du baptême, tel celui de Clovis (Walter Pohl, p. 22; Wolfram Drews, p. 55) ou par l’histoire racontée par Flavius Josèphe (Rosamond McKiterrick, Graeme Ward).

Avec ses multiples contributions, l’ouvrage dresse une cartographie polysémique des règnes barbares, dont l’un des aspects remarquables est de montrer l’absence d’une attitude homogène à l’égard des juifs (Wolfram Drews, p. 67) s’accompagnant d’une redéfinition du rôle des États (Yaniv Fox, p. 155–156). Que ce soit en Afrique (Jonathan P. Conant), en Espagne (Wolfram Drews), en Italie (Giancarlo Lacerenza, Yitzhak Hen et Gerda Heydemann) ou en Europe du Nord (Johannes Heil), la place des juifs change graduellement dans les sociétés. Diminution puis suppression des charges et offices publics, mise en place de discriminations légales, accès sporadiques de violences anti-juives (Yitzhak Hen, p. 94‑95), le tout s’accompagnant de textes spécifiques, établissent la routine du compagnonnage de l’Église et de la structuration des États souverains.

Si, pour Conant, l’Afrique vandale semble être tolérante à l’égard des juifs, Johannes Heil, quant à lui, confronte l’image d’un âge d’or carolingien à une vision plus nuancée de leur condition. L’idée de l’unité de l’Église ne pouvant s’édifier que par l’intermédiaire d’une élimination graduelle des dissidences, le parcours de l’évangélisation des populations suit ainsi la maturation des institutions monastiques (Yaniv Fox), et c’est peut-être au vu de cet attelage, fait de politique et de textes antijuifs, qu’émerge l’idée du »juif virtuel« si répandue dans les travaux actuels.

1 John-Michael Wallace-Hadrill, Early Medieval History, Oxford 1975, p. 1–18.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Sylvie-Anne Goldberg, Rezension von/compte rendu de: Yitzhak Hen, Thomas F. X. Noble (ed.), Barbarians and Jews. Jews and Judaism in the Early Medieval West, Turnhout (Brepols) 2018, X–341 p. (Diaspora. New Perspectives on Jewish History and Culture, 4), ISBN 978-2-503-58101-9, EUR 85,00., in: Francia-Recensio 2021/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.1.79558