Il fallait bien du courage à l’historienne viennoise Alexandra Kaar pour oser s’attaquer à ce sujet réputé infaisable. Première difficulté: les sources qui documentent l’interdiction de commercer avec les Hussites sont rares et dépareillées. Plus grave, on est aussitôt confronté au problème méthodologique de savoir comment mesurer une absence de contact. Aussi l’embargo antihussite n’avait-il fait l’objet jusqu’à présent que d’études ponctuelles, centrées pour la plupart sur le marché noir auquel se livrèrent certains Nurembergeois. Avec la thèse d’Alexandra Kaar, on dispose pour la première fois d’une vue d’ensemble à la fois précise et ambitieuse.

Les deux premières parties, intitulées respectivement »L’interdiction de commercer avec les Hussites dans sa tradition historique« et »L’interdiction du commerce avec les Hussites: état de l’art et plan de recherche« déblaient le terrain. L’autrice se réclame d’une part du livre marquant de Stefan Stantchev, »Spiritual Rationality. Papal Embargo as Cultural Practice« (Oxford 2014), pour rappeler que les sentences prononcées contre la Bohême hussite ne sont pas nées de rien, mais s’inscrivent dans une longue histoire qui en est venue, à partir de la réforme grégorienne, à faire du commerce avec les non-chrétiens une hérésie. Le XVe siècle recueille l’héritage de cette législation qui ciblait au départ les musulmans, mais qui s’est progressivement étendue à tous les autres ennemis de l’Église.

L’autrice dresse ensuite le tableau du commerce tchèque avant la révolution hussite: les importations y apparaissent structurellement dominées par des produits de consommation courante, comme le poisson de mer et surtout le sel, alors que la Bohême exportait prioritairement ses minerais et ses céréales; d’un point de vue conjoncturel, les conditions générales se sont détériorées dès les environs de 1400. Les sources disponibles sont enfin passées en revue, avec une acribie qui fait le bonheur du lecteur. Ainsi Alexandra Kaar démontre-t-elle le caractère formulaire du décret antihussite fulminé par le concile de Pavie-Sienne (8 novembre 1423), dont les dispositions se retrouvent mot pour mot dans le décret frappant les adhérents de l’antipape Benoît XIII. Voilà une splendide mise en garde contre un certain positivisme non critique.

L’étude proprement dite se déploie ensuite en trois parties d’inégale importance. Le premier angle d’analyse retenu, celui de l’économie de guerre, donne lieu à d’amples développements sur la géographie du commerce avec la Bohême, les acteurs qui s’y trouvaient engagés, les produits échangés, les modalités et les difficultés d’application de l’embargo. La matière est si riche qu’elle défie le résumé. Saluons tout de même les belles surprises dont nous gratifie l’autrice. Alors que l’historiographie antérieure se focalisait sur les échanges noués entre Prague et Nuremberg, le livre sort de l’ombre le trafic avec l’Autriche, la Misnie et la Silésie.

Plusieurs tranches de vie font également ressortir la place déterminante qui, au quotidien, revenait au commerce local. Au total, et même si les marchands catholiques étrangers privilégiaient leurs coreligionnaires présents dans les régions frontalières (à Cheb, Plzeň, České Budějovice, etc.), il apparaît que les Hussites ont pu continuer à s’approvisionner en sel, en vin et même en armes, au nez et à la barbe des pouvoirs. L’Église et l’État, montre ainsi Alexandra Kaar, n’avaient guère les moyens de les en empêcher.

Le deuxième aspect sous lequel le livre aborde l’embargo antihussite concerne ce qu’il est convenu d’appeler la communication symbolique, autrement dit, l’image de soi projetée par de telles mesures. Cette partie n’évite pas les redites avec la précédente. Et les justifications dont sont assorties les interdictions du commerce avec les »hérétiques« de Bohême n’offrent rien que de très attendu. Même le thème de la peur des Hussites, qu’Alexandra Kaar tend ici à prendre au pied de la lettre, relève en partie du stéréotype et aurait mérité d’être critiqué.

Plus intéressante nous a semblé la concurrence par laquelle le roi des Romains Sigismond, les Électeurs, le roi de Pologne Ladislas Jagellon, la noblesse catholique de Bohême, les conseils urbains rivalisèrent en protestations d’orthodoxie. Le cas du Nurembergeois Hans Imhoff, qui fut intercepté sur les routes tchèques par Hanuš de Kolovraty en 1426 et dut aller se disculper devant Sigismond de l’accusation de trahison, illustre parfaitement ces parties de billard multi-bandes.

Une (trop) brève dernière partie interprète avec brio le processus de prise de décision en examinant comment les autorités centrales et les pouvoirs urbains locaux trouvaient chacun leur intérêt dans l’interdiction du commerce avec les Hussites. C’est là pour l’auteur l’occasion de nouer ensemble les deux niveaux pragmatique et symbolique que l’analyse avait auparavant séparés.

Nul doute que le livre d’Alexandra Kaar, par son mariage entre l’érudition la plus pointue et la hauteur de vue, fasse date. Ce n’est pas à dire que sa thèse de la persistance du commerce préhussite sous la révolution emporte en tout point l’adhésion. Les affaires ont-elles vraiment continué comme d’habitude? L’autrice doit concéder que les années 1419–1421 ont bel et bien marqué une césure. À l’autre extrémité de la chronologie, elle ne prend peut-être pas assez en considération l’insistance avec laquelle les Hussites négocièrent avec leurs alliés polonais la reprise des échanges (ainsi en février 1433, d’après un document récemment édité par Dušan Coufal). La variable géopolitique doit aussi être prise en compte. Les exemples cités dans le livre sont massivement situés en Moravie, dans ce margraviat devenu une terre religieuse bipartite. Ils sont en revanche moins nombreux en Bohême intérieure et même à peu près inexistants pour la sphère d’influence taborite.

Last but non least, comment ne pas faire le départ entre des transactions libres et des tributs imposés aux vaincus? Peut-on encore parler de commerce lorsque les troupes hussites rançonnaient ou, selon le vocabulaire français du temps, »apatissaient« les communautés et les individus? Quelle que soit la réponse qu’on y donnera, la question ne fait que souligner l’intérêt heuristique de ce grand livre.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Olivier Marin, Rezension von/compte rendu de: Alexandra Kaar, Wirtschaft, Krieg und Seelenheil. Papst Martin V., Kaiser Sigismund und das Handelsverbot gegen die Hussiten in Böhmen, Wien, Köln, Weimar (Böhlau) 2020, 387 S., 5 Kt. (Forschungen zur Kaiser- und Papstgeschichte des Mittelalters. Beihefte zu J. F. Böhmer, Regesta Imperii, 46), ISBN 978-3-205-20940-9, EUR 55,00., in: Francia-Recensio 2021/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.1.79561