L’ouvrage de Charlotte Katharina Kempf est issu d’une thèse de doctorat préparée en cotutelle à Heidelberg et à Paris et soutenue en 2018. Il étudie le rôle des imprimeurs allemands qui se sont installés dans l’espace francophone1 avant 1500 et qui ont marqué les débuts de l’imprimerie en France. Le choix du sujet se justifie par le nombre considérable de villes d’imprimerie francophones de cette époque où l’art de Gutenberg a été introduit par des Allemands, et par l’absence d’une analyse globale de ce phénomène qui – le présent ouvrage le prouve – se révèle particulièrement séduisante.
Le volume ouvre une nouvelle série au sein de la prestigieuse maison d’édition Kohlhammer, série intitulée »Forum historischer Forschung« qui entend donner un espace à des questions de recherche actuelles mais aussi à des discussions de théorie et de méthode. Et Charlotte K. Kempf nous offre en effet les deux. La question des (premiers) imprimeurs allemands dans l’espace francophone jusqu’à 1500 se trouve liée à la question de la »matérialité« et de la »présence« des incunables.
Ces deux termes, qui figurent déjà dans le titre du livre, renvoient à l’»anthropologie textuelle«, une méthode d’analyse des textes élaborée récemment par l’assyriologue Markus Hilgert (Heidelberg). Sur le modèle de l’anthropologie des images de Hans Belting, elle voit en l’homme le »lieu du texte«, non seulement parce qu’il est son créateur et récepteur mais également parce que le texte créé par lui l’influence à son tour. Ce sont ces relations multiples et réciproques entre l’homme et le texte, et en l’occurrence le livre imprimé, qui intéressent également Charlotte K. Kempf, la notion de »matérialité« renvoyant à l’artefact comme résultat d’une interaction entre l’acteur et l’objet et la notion de »présence« à l’effet que produisent cette interaction et son résultat. En dérive une étude extrêmement riche qui allie les approches traditionnelles de l’histoire de la réception, de l’histoire du livre à la française et de la bibliographie matérielle britannique.
Charlotte K. Kempf examine les ateliers d’imprimerie dans une perspective diachronique et selon leur milieu d’établissement. Le milieu universitaire parisien est représenté par Johannes Heynlin von Stein et Guillaume Fichet qui installent une presse, la première en France, à la Sorbonne en 1470. La plupart des ateliers étudiés appartiennent au milieu urbain: celui de Johann Parix et Heinrich Turner installé à Toulouse vers 1475, celui de Johann Schilling installé à Vienne vers 1478, celui d’Adam Steinschaber installé à Genève vers 1478, celui de Johann Walther installé à Moûtiers vers 1486 et celui de Peter Metlinger installé successivement à Besançon vers 1487, à Dole vers 1490 et à Dijon vers 1491. Enfin, le milieu monastique est représenté par l’atelier de Heinrich Wirczburg à Rougemont (1481) et ceux de Michael Wenssler installés à Cluny vers 1492 et à Mâcon vers 1493.
Pour chaque atelier, l’autrice examine de manière systématique la biographie de(s) l’imprimeur(s), la ville d’imprimerie et le programme d’imprimerie en proposant des tableaux des impressions et des analyses du matériel d’imprimerie, des formats, de la mise en page mais aussi du paratexte.
Mais Charlotte K. Kempf ne se limite pas à une présentation monotone des ateliers et de leur matériel et s’attache à repérer à chaque fois les caractéristiques propres à chaque établissement. Ainsi par exemple porte-t-elle une attention particulière aux lettres de dédicace de la presse parisienne en soulignant leur rôle de carrefour médiatique entre le manuscrit et le l’imprimé. Elle voit là une volonté paradoxale d’individualisation d’un médium qui se caractérise par l’uniformité.
De la même manière elle s’arrête plus longuement sur le réseau très soudé des imprimeurs à Toulouse, troisième ville d’imprimerie en France après Paris et Lyon et seule ville du corpus où, encore au XVe siècle, deux autres imprimeurs allemands, Heinrich Mayer et Stephan Cleblat, font suite aux premiers. Encouragée par la richesse des sources disponibles sur ce terrain, elle s’intéresse de près aux procédés d’échange entre ces imprimeurs mais aussi avec les libraires, à la question de la langue et du public, aux métiers et à leur transformation en lien avec l’imprimerie.
Dans une dernière partie, l’autrice Kempf propose une comparaison entre les imprimeurs et les caractéristiques de leurs ateliers. Presque tous ont fait des études et connaissent au moins les bases de la langue latine alors qu’il est moins sûr qu’ils parlaient français. Presque tous ont séjourné à Bâle, ville avec laquelle beaucoup d’entre eux entretiennent des contacts. Les raisons de leur migration en France sont diverses: des problèmes financiers, un déplacement initial suite à des commandes d’impressions, un séjour dans la ville ou un mélange des trois. Ils n’hésitent pas d’ailleurs à laisser une trace de leur origine dans les livres qu’ils impriment.
L’abondante bibliographie à la fin de l’ouvrage le confirme, l’étude de Charlotte K. Kempf est tout d’abord le fruit d’un immense travail de synthèse. La question des imprimeurs allemands en France à la fin du XVe siècle n’est certes pas un terrain inconnu de la recherche, ni en Allemagne ni en France. Mais ce sujet n’avait pas encore été traité dans le cadre d’une étude d’ensemble, qui a en outre le mérite de multiplier et d’articuler des perspectives disciplinaires trop souvent dissociées.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Jonas Kurscheidt, Rezension von/compte rendu de: Charlotte Katharina Kempf, Materialität und Präsenz von Inkunabeln. Die deutschen Erstdrucker im französischsprachigen Raum bis 1500, Stuttgart (Kohlhammer) 2020, 583 S., 17 Abb., 19 Tab., 1 Kt. (Forum historische Forschung: Mittelalter, 1), ISBN 978-3-17-037673-1, EUR 89,00., in: Francia-Recensio 2021/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.1.79562