Issu d’un colloque international tenu en 2016 à la bibliothèque Herzog-August de Wolfenbüttel, ce volume aborde d’une manière géographique, biographique ou chronologique l’éducation, les modes d’acquisition des langues vivantes étrangères et la question du plurilinguisme des élites européennes des deux sexes à l’époque de la première modernité. L’ouvrage regroupe 14 contributions en allemand ou en anglais, rédigées par des germanistes, historiens et historiennes, archivistes et pédagogues d’universités et institutions de Lettonie, d’Italie, d’Allemagne, de Croatie, de la République tchèque, de France, de Russie, d’Autriche et du Royaume-Uni.
Depuis le XVIe siècle, l’émergence d’un réseau de légations permanentes, la consolidation et la bureaucratisation des États territoriaux modernes et la formation d’armées augmentent la demande de diplomates, de hauts fonctionnaires et d’officiers bi- ou plurilingues, recrutés notamment parmi les fils de la noblesse. Le degré de leurs compétences communicatives et interculturelles réelles est retracé dans leur correspondance épistolaire, dans les inventaires de leurs bibliothèques et dans les sources liées au Grand Tour, partie constituante de l’identité aristocratique. Conditionné par la diversité linguistique européenne, fluidifiant les échanges internationaux et le processus gouvernemental, le plurilinguisme prépare également à un mariage à l’international ou à une carrière diplomatique. Le Grand Tour est, quant à lui, un entraînement efficace à l’aisance communicative et comportementale, indispensables à la carrière des jeunes nobles à leur retour dans leur pays d’origine.
À la suite du texte introductif de cet ouvrage, qui emprunte une démarche interdisciplinaire novatrice et comble ainsi un déficit de la recherche, Benjamin Müsegades se penche sur la connaissance du français des fils des princes du Saint-Empire, qui se rendent vers 1500 à la cour de France et de Bourgogne afin de se familiariser avec la culture francophone. Elena Taddei explore l’importance de l’université de Ferrare, capitale et résidence des ducs d’Este, comme d’un centre d’apprentissage de la langue grecque puis italienne, cette dernière jugée indispensable à la carrière et au prestige des jeunes nobles de l’élite germanophone du XVIe siècle. Le mariage entre le bibliophile Alphonse II et la sœur de l’empereur, l’archiduchesse Barbara, pousse ce duc de Ferrare à composer des lettres en allemand, signe de sa volonté de renforcer l’alliance avec le Saint-Empire pour mieux résister aux velléités papales.
Le sujet de l’article de Dörthe Buchhester est la formation intellectuelle et les cours en latin et français dispensés à la cour de Wolgast aux cinq fils de Philippe Ier (1515–1560), duc de Poméranie, et de sa femme, la princesse allemande Marie de Saxe, par Andreas Magerius leur précepteur orléanais. L’éducation des princes Ernst Ludwig et Barnim, basée sur la didactique de Melanchthon, est complétée à l’université de Greifswald et par un séjour en France. Martin Holý discute le rôle du latin et des langues étrangères vernaculaires (allemand, français, italien et espagnol) dans la formation des jeunes nobles de Bohême à l’époque humaniste, à la fois dans le cadré privé et dans des écoles de latin, et s’interroge sur la pérennité de leurs pratiques linguistiques.
Le sujet abordé par Andreas Flurschütz da Cruz est la réalité de l’acquisition des langues étrangères au fil du Grand Tour ou peregrinatio academica, la finale de la formation du jeune aristocrate du XVIIe siècle et essentiel à son intégration dans la société de cour. Cette étape coûteuse reste cependant liée à la politique dynastique et religieuse familiale. L’archiviste allemand Nils Jörn étudie le parcours du Suédois polyglotte Gustav Helmfeldt et sa fonction de magistrat à Wismar, ville hanséatique occupée où, à la suite des traités de Westphalie, siège depuis 1653 la plus haute cour de justice de la Couronne suédoise au sud de la mer Baltique, le Haut Tribunal.
John Gallagher examine l’apprentissage sociolinguistique et comportemental et les lectures multilingues du jeune protestant irlandais sir Philip Perceval au cours de son Grand Tour (1676–1679), qu’il confronte aux théories didactiques de son précepteur et accompagnateur de voyage, Jean Gailhard, l’auteur du »Compleat Gentleman« (1678). Les livres, compétences conversationnelles et culturelles, accumulées en particulier à Paris et à Rome, constituent à son retour une source de connaissances et de plaisir du parfait gentilhomme. Des professeurs de français et d’italien, parfois également auteurs de dictionnaires, grammaires ou traductions, ainsi que les maîtres-interprètes du roi des années 1660–1780 sont les sujets de l’article d’Andrea Bruschi, qui les voit comme des médiateurs du savoir.
Ivana Horbec et Maja Matasovic étudient, elles, le plurilinguisme de la noblesse croate et notamment le latin comme »langage national« et administratif, ainsi que l’activité socio-politique de ses membres au sein du royaume hongrois, composante de l’Empire habsbourgeois depuis 1723. L’allemand comme langage cosmopolite leur permet désormais d’accéder aux fonctions administratives élevées, avant de servir de tremplin sociétal à la bourgeoisie croate du XIXe siècle. L’étude d’Ineta Balode porte sur les faibles connaissances de la langue russe par l’élite germano-baltique qui, jusqu’aux années 1770 et la publication des ouvrages didactiques et dictionnaires de Jacob Rodde et Johann Heym, se limitent aux initiatives privées.
Vladislav Rjéoutski examine le rôle du français dans l’élaboration de programmes éducatifs destinés à l’élite russe sous le règne de Pierre Ier le Grand. À la fois langue et code culturel aristocratique identitaire de choix, le français est enseigné aux enfants des deux sexes issus des grandes familles russes, principalement à domicile et par des précepteurs français, mais aussi au cours d’un voyage à l’étranger. L’éphémère école moscovite du pasteur allemand Johann Ernst Glück montre que l’enseignement du français répond à la fois au programme réformateur ambitieux de Pierre Ier le Grand, qu’au désir de son aristocratie de mettre à profit leur nouvelle intégration dans l’échange diplomatique européen.
Barbara Kaltz montre par l’exemple d’aristocrates allemandes et anglaises polyglottes des XVIIe et XVIIIe siècles les méthodes alternatives d’apprentissage des langues étrangères, comme l’échange avec des membres de la famille, des gouvernantes et le placement d’enfants, ou encore l’auto-apprentissage par la lecture.
Enfin, Helga Meise examine les volumineuses bibliothèques de trois princesses luthériennes du XVIIIe siècle, la pieuse Caroline de Nassau-Sarrebruck et ses deux filles, Caroline de Palatinat-Deux-Ponts-Birkenfeld, dite la Grande Landgravine et Christine, princesse de Waldeck-Pyrmont. La majorité de leurs ouvrages, dont nombre de dictionnaires plurilingues, grammaires et manuels de rhétorique, est en français, l’allemand étant réservé aux livres théologiques et de dévotion. Les traités scientifiques, particulièrement présents dans la bibliothèque de Christine, témoignent à la fin du XVIIIe siècle de l’avènement de l’anglais comme nouvelle langue universelle européenne.
Les études de cet ouvrage montrent que l’apprentissage des langues étrangères est avant tout un marqueur social et un signe distinctif d’une élite européenne de plus en plus éduquée, raffinée et cosmopolite.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Annette Bächstädt, Rezension von/compte rendu de: Helmut Glück, Mark Häberlein, Andreas Flurschütz da Cruz (Hg.), Adel und Mehrsprachigkeit in der Frühen Neuzeit. Ziele, Formen und Praktiken des Erwerbs und Gebrauchs von Fremdsprachen, Wiesbaden (Harrassowitz Verlag) 2019, 260 S., 5 s/w Abb. (Wolfenbütteler Forschungen, 155), ISBN 978-3-447-11137-9, EUR 58,00., in: Francia-Recensio 2021/1, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.1.79685