Le miracle prussien a été longtemps un sujet favori de l’historiographie, et pas seulement en Allemagne. Les Français vaincus en 1870 y ont trouvé eux aussi des raisons d’espérer après Sedan et la perte de l’Alsace-Lorraine. Comment n’aurait-on pas été frappé de cette étonnante résurrection de la Prusse, humiliée par Napoléon en 1806–1807, amputée de la moitié de son territoire, ruinée par les exactions financières – et redevenue moins de dix ans plus tard une grande puissance européenne. On admirait surtout qu’elle ait su trouver les ressources morales et intellectuelles nécessaires pour accomplir au préalable une transformation décisive et tirer finalement parti de l’épreuve pour se moderniser: le thème des réformes prussiennes, associées aux figures inséparables de Stein et Hardenberg, a fourni une matière inépuisable aux historiennes et historiens.
Pourquoi revenir alors une fois de plus à ce sujet? Pour l’éclairer un peu autrement. Le présent ouvrage, issu d’une thèse de doctorat de l’université de Passau, ne prétend pas refaire cette histoire, mais il s’efforce de la problématiser sous un angle théorique et juridique: celui de la souveraineté. Quel degré de souveraineté, quelles formes de souveraineté est-il possible à un État de préserver lorsqu’il est en partie occupé par une puissance étrangère et soumis à des exigences pressantes? Mutatis mutandis, cette réflexion pourrait être transposée à la France des années 1940 à 1944.
La période considérée ici est très courte: les trois années qui vont du traité franco-prussien de Tilsit (9 juillet 1807) à l’avènement du ministre Hardenberg (juin 1810). Cela ne couvre donc qu’une partie de l’ère des réformes, mais déborde un peu la période de l’occupation française (levée en octobre 1808), ainsi que la durée de l’absence du roi Frédéric Guillaume III, qui revient de Königsberg à Berlin en décembre 1809. La seconde tutelle imposée à la Prusse par Napoléon en 1812 n’entre pas non plus dans le cadre du livre. La matière livrée par les archives et par les publications antérieures n’en est pas moins immense.
Disons-le tout de suite, cette lecture est passionnante. Tout en entrant dans les détails de la façon la plus précise, l’auteur parvient à dominer constamment le sujet, et à en tenir fermement tous les fils. On pourra dans doute juger un peu abstraite l’introduction, qui fait remonter la question de la souveraineté jusqu’à Jean Bodin, mais c’est la loi du genre. La suite est beaucoup plus concrète, le livre examinant de près toutes les implications pratiques de l’occupation et de ses suites financières sur la liberté de manœuvre laissée au souverain.
On nuancera peut-être certaines observations préliminaires concernant les relations internationales et la politique de Napoléon avant la guerre de 1806. Il n’est pas certain qu’il ait réduit alors la Prusse à un enjeu secondaire, considéré seulement dans la perspective de la relation franco-russe. Cela adviendra en effet, mais après la défaite sans appel de la Prusse. L’auteur retrace ensuite de façon classique le déroulement des opérations militaires et des négociations de 1807 jusqu’aux traités de Tilsit – celui signé entre la France et la Prusse le 9 juillet reprenant les clauses arrêtées deux jours plus tôt avec l’empereur Alexandre – et à la désastreuse convention de Königsberg du 12 juillet, qui ouvrait la porte à des exigences françaises illimitées.
Le principal intérêt du livre réside dans l’exposé minutieux, sur la base d’innombrables documents d’archives, de la manière dont le gouvernement royal s’efforce, depuis Königsberg où il s’est retiré, de maintenir une part de son autorité sur les régions. Nombre d’entre elles demeurent occupées, à commencer par la capitale Berlin. Répondre aux exigences financières de Napoléon exige des efforts démesurés, qui pèsent aussitôt sur le niveau local. Il faut inventer des expédients de toutes sortes, imaginer de nouvelles structures administratives. Tout cela se fait dans le désordre, au cas par cas, il s’agit de parer au plus pressé. Chaque région improvise à sa façon. Les intérêts divergent entre la ville et la campagne, entre les propriétaires de domaines et les paysans. Les Stände renouent avec les prétentions d’antan, et l’exécutif doit accepter des compromis.
L’autorité royale en est évidemment affaiblie. Ce pourrait être l’occasion d’inventer un gouvernement moderne, parlementaire et décentralisé. Stein y pousse mais il se heurte à de vives résistances. Son départ forcé arrange finalement tout le monde. Après la parenthèse de 1809, c’est Hardenberg qui se voit confronté aux problèmes restés en suspens. Il agit avec autorité, mais doit faire des concessions. Tant que la souveraineté du roi demeure limitée par l’impératif extérieur, elle ne peut qu’être contestée, voire ébranlée à l’intérieur. C’est en définitive le renversement de la situation internationale qui décidera.
Un bref résumé ne peut cependant rendre justice à la richesse et à la minutie des analyses présentées ici, qui valent avant tout par de multiples études de cas, que l’on découvre avec un plaisir et un intérêt constant.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Michel Kerautret, Rezension von/compte rendu de: Sven Prietzel, Friedensvollziehung und Souveränitätswahrung. Preußen und die Folgen des Tilsiter Friedens 1807–1810, Berlin (Duncker & Humblot) 2020, 408 S. (Quellen und Forschungen zur Brandenburgischen und Preußischen Geschichte, 53), ISBN 978-3-428-15850-8, EUR 99,90. , in: Francia-Recensio 2021/1, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.1.79695