Cet ouvrage, issu d’une thèse soutenue à l’université de Göttingen, retrace l’histoire des loges qui commence à Göttingen en 1747 (moins de 10 ans après Hambourg où fut fondée en 1738 la première loge de l’Empire) avec la venue de deux étudiants, Philipp Carl von Knigge et Balthazar Friedrich von Mithof, membres à Halle de la loge Zu den drei Schlüsseln. Très vite toutefois, ils quittent Göttingen pour Hanovre et la loge de Göttingen se trouve rattachée à la loge hanovrienne Friedrich zum weißen Pferd. Entrée en sommeil en 1748 quand son vénérable maître, le juriste Georg Ludwig von Böhmer, devint prorecteur de l’université, elle suspendit ses activités en 1751 avant de se dissoudre en 1756, au début de la guerre de Sept Ans.

Böhmer fut de cette première loge le seul à adhérer à la loge qui lui succéda en 1765, Augusta zu den 3 Flammen, fondée par l’aubergiste Wacker. Celui-ci conserva sa fonction de vénérable jusqu’en 1779, date à laquelle Johann Benjamin Koppe, professeur de théologie, lui succéda, puis fut remplacé quand il quitta Göttingen pour Gotha en 1784 par un autre professeur, l’historien Ludwig Timotheus Spittler, qui rejoindra lui-même Stuttgart en 1797 où il exercera des fonctions gouvernementales.

À côté de cette loge rattachée à la Stricte Observance, le rituel le plus répandu en Allemagne, une seconde loge, Zum goldenen Zirkel, est fondée en 1773 par le capitaine de cavalerie Johann Heinrich C. von Hammerstein. Elle suit le rituel de Wilhelm Kellner von Zinnendorf et ne comprend que les trois premiers grades, à l’inverse d’Augusta qui conserva le quatrième grade jusqu’en 1783. Toutes deux furent dissoutes en 1793. Sur l’ensemble de la période, l’effectif total des deux loges fut de quelque 800 membres, dont les deux tiers à l’Augusta.

La configuration sociale des loges a subi plusieurs modifications profondes depuis 1747. Dans la loge Friedrich, où la noblesse dominait, les mondes de l’université et de la franc-maçonnerie demeuraient séparés de la population autochtone, des bourgeois, des artisans et a fortiori des paysans. Par la suite, la bourgeoisie l’emporte clairement, mais cet équilibre est modifié avec l’admission d’étudiants de plus en plus nombreux, dès 1773 dans la loge Zum goldenen Zirkel où ils forment une écrasante majorité, dans l’Augusta avec l’élection de Koppe en 1779. Beaucoup d’entre eux demandaient leur admission à la fin de leurs études et peu avant de quitter Göttingen ou de partir en voyage, des départs qui s’ajoutaient à ceux des étudiants étrangers qui retournaient dans leur pays d’origine. Ils pouvaient ainsi de jouir des avantages de la qualité de membres et profiter des réseaux de l’Obédience. Cette situation présente le grave inconvénient d’augmenter sensiblement le nombre de membres ne siégeant pas, mais elle assure aussi aux loges un certain rayonnement via ces anciens étudiants.

Le cas de Göttingen vaut avant tout par la situation de cette petite ville qui, avec environ 6000 habitants vers le milieu du XVIIIe siècle, s’est enfin relevée des pertes subies durant la guerre de Trente Ans. À peine antérieure à celle des loges, la fondation de l’université (décidée en 1732, premiers cours en 1734, ouverture officielle en septembre 1737) fait partie des efforts accomplis par le gouvernement de Hanovre pour redonner vigueur à la ville. Avec des effectifs de 500 à 1000 étudiants, demeurés certes inférieurs aux attentes initiales, le nouvel établissement affermit très vite sa réputation d’université moderne qui a su attirer un nombre important de sommités représentant des disciplines variées, des savants novateurs tant par leur méthodologie que par leurs objets de recherche et disposant d’une liberté d’enseignement réelle.

La franc-maçonnerie de Göttingen profite du prestige de l’université où s’inscrivent des étudiants de régions éloignées de l’Empire et dont la durée moyenne de séjour est de trois ans. Parmi les maçons de l’Augusta, on croise les noms des professeurs Johann Georg Heinrich Feder, Ludwig Timotheus Spittler, Arnold Hermann Ludwig Heeren, Christoph Wilhelm Hufeland, Georg Friedrich Sartorius et Thomas Christian Tychsen, d’abord étudiant en théologie puis devenu à 26 ans professeur pour un demi-siècle. Parmi les étudiants, on relève dans le Zirkel les noms du Hainbündler Gottfried August Bürger et de Anton Matthias Sprickmann, auteur dramatique proche du Hainbund et futur professeur de droit. Autre Hainbündler, Ludwig Hölty fut emporté par la maladie avant son admission.

En 506 pages de texte suivies d’annexes dont une liste de près de 100 pages contenant tous les membres des deux loges de la ville (avec profession, date et lieu de naissance, confession et date de réception), l’auteur exploite un corpus de 1600 feuillets manuscrits conservés au Preußischer Kulturbesitz qui constitue les archives des loges et décrit avec précision de ce qu’on peut savoir, en particulier par les protocoles des séances, des rituels d’admission, des conflits internes, des procédures de vote, des conflits entre les membres.

Des »chapeaux« introductifs esquissent une contextualisation. Toutefois, ces archives comportent des lacunes, elles manquent pour certaines périodes, et les procès-verbaux de séances sont le plus souvent fort imprécis. On sait par exemple que l’Augusta a introduit l’antique »ballottage«, c’est-à-dire le vote avec des boules ou »ballottes«, en 1783 (auparavant on faisait un signe de la main), que la nouvelle loge l’a pratiqué dès sa création en 1773, mais si les archives nous apprennent parfois qu’il n’y eut pas toujours unanimité, les raisons n’en sont pas mentionnées.

Il ressort des analyses que les relations qu’un membre pourrait un jour activer comptent beaucoup pour accélérer admission et promotion, et plusieurs exemples laissant entrevoir que le prestige scientifique du parrain, même quand celui-ci n’est pas maçon lui-même (c'est le cas pour un candidat soutenu par Christian G. Heyne), est essentiel pour l’admission. On est ainsi assez loin d’une égalité de traitement des candidats: si certains ne sont admis qu’après un long temps d’attente et un examen minutieux de leur candidature, tel autre est promu compagnon 5 jours (!) après son admission comme apprenti, puis promu maître sans paiement de la redevance.

De surcroît, selon les moments, des questions de politique interne influencent les décisions: recruter un nombre important de nouveaux membres pour accroître le »poids« de la loge ou au contraire le resserrer pour donner l’image d’un club »exclusif«. Dans certains cas, une motivation tactique est évidente, par exemple quand August W. Hase, précepteur d’un des frères Stolberg, fut admis, sans doute dans l’espoir que les Stolberg sauraient s’en souvenir.

Il semble que les sanctions frappant des membres aient été assez rares. La cause la plus fréquente en est le non-respect du serment de secret: assimilé à une trahison, il conduisait à l’exclusion de la loge (à plusieurs reprises Koppe adresse des admonestations en séance), voire de toute possibilité d’entrer dans une autre loge, car des »listes noires« de »traîtres« circulent, même entre loges de rites différents. Deux de ces listes noires figurent dans les archives centrales de Zum goldenen Zirkel, elles contiennent 135 noms, dont six seulement concernent des membres de la loge de Göttingen. Sur ces 135 noms, 24 durent leur exclusion au fait d’avoir décidé d’adhérer à un autre système maçonnique (cela aussi est considéré comme »trahison«).

Dans 20 cas, il s’agit d’un départ vers la Stricte Observance, mais cette sanction ne concerne que quatre membres de la loge Zum goldenen Zirkel de Göttingen. Aucun cas de ce type n’apparaît dans la loge Augusta (où de nombreux membres, et non des moindres, appartiennent parallèlement aux Illuminés). Moins fréquentes sont les exclusions pour comportement déclaré comme »inconvenant« ou »incompatible avec la qualité de maçon« (unmaurerisch). Il semble n’y avoir eu qu’un cas de ce type à la loge Zum goldenen Zirkel. Ce qui est reproché au membre ou candidat est perce pas dans les procès-verbaux, mais la crainte que l’exclu ne nuise à la réputation de la loge à l’extérieur est probable.

La question de la reconnaissance sociale est centrale dans la franc-maçonnerie de Göttingen et, si les raisons conduisant à adhérer ne sont pas toujours clairement repérables dans les procès-verbaux, l’appartenance à une loge donne accès à des »réseaux«: ceci vaut moins pour Zum goldenen Zirkel, qui semble regardée avec suspicion par d’autres loges, que pour l’Augusta, qui entretient des liens avec de nombreuses loges germanophones en particulier de Hesse, de Thuringe, du Mecklembourg et jusqu’à Riga, Königsberg et Vienne, mais peu vers le Sud catholique et la région rhénane. Le titre du sous-chapitre »Vernetzt mit Europa« paraît bien ambitieux, car ne sont mentionnés hors d’Allemagne que des liens avec Londres et Strasbourg.

L’Augusta mène également une activité caritative, soutenant financièrement la création d’un hôpital dans la ville, une démarche qui lui permet sans doute aussi de bénéficier du soutien du pouvoir et ne semble pas étrangère non plus à sa politique de prestige. Elle a participé aussi à une collective organisée par plusieurs loges et suscitée par le duc de Brunswick, grand maître de la Stricte Observance allemande depuis 1772, pour permettre à Johann Reinhold Forster de publier le journal du second voyage de Cook qui s'était vu retirer le soutien du roi d’Angleterre.

Nul doute que Christian Wirkner ait su tirer des archives toutes les informations qu’elles pouvaient livrer. On aurait néanmoins aimé pouvoir mieux mesurer d’éventuelles spécificités de la franc-maçonnerie de Göttingen, en raison de la sur-représentation de l’université, enseignants et étudiants, tant dans la ville que dans les loges. Les très utiles listes de membres des deux loges auraient gagné aussi à être complétés de quelques données statistiques plus précises concernant les équilibres entre les disciplines (la simple lecture laisse apparaître une très forte proportion d’étudiants en droit et en médecine), mais aussi entre les champs d’activité professionnelle des membres extérieurs à l’université et aux professions »académiques«.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Gérard Laudin, Rezension von/compte rendu de: Christian Wirkner, Logenleben. Göttinger Freimaurerei im 18. Jahrhundert, Berlin, Boston (De Gruyter Oldenbourg) 2020, VIII–632 S. (Ancien Régime, Aufklärung und Revolution, 45), ISBN 978-3-11-061841-9, EUR 89,95. , in: Francia-Recensio 2021/1, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.1.79697