Les cartulaires font depuis plusieurs décennies maintenant l’objet de travaux portant non seulement sur l’exploitation – ou l’édition – de leur contenu, mais sur leur structure, leur composition, leur utilisation: sur le travail, en fait, des cartularistes et des archivistes. C’est dans cette veine très féconde que s’inscrit le travail de Joanna Tucker. Elle a choisi d’étudier deux cartulaires écossais commencés au XIIIe siècle, ceux de la cathédrale de Glasgow (Registrum Vetus [= RV], aujourd’hui Aberdeen, University Library, SCA MS JB 1/3) et de l’abbaye de Lindores, de l’ordre de Tiron (Lindores Caprington, aujourd’hui pour l’essentiel dans une collection privée, à Caprington Castle, un fragment étant conservé à Édimbourg, National Library of Scotland).
Pourquoi ces cartulaires? Parce que pendant trois siècles ils ont été retravaillés et augmentés, et ce sont précisément les additions qui intéressent l’autrice, en ce qu’elles montrent en quoi ces manuscrits étaient utiles et utilisés par des générations de lecteurs/scribes. Elle insiste d’emblée sur le refus des termes »mise à jour« ou »continuation«, qui supposeraient un travail systématique, absent ici. Car en fait, au-delà des deux manuscrits étudiés, l’objectif de Joanna Tucker est de proposer une nouvelle méthode d’analyse des cartulaires »multiscribes«, ceux-ci étant vus comme »collections d’expériences scribales«. Le premier chapitre, retraçant l’histoire de l’étude des cartulaires, montre d’ailleurs à la fois l’intensité des études récentes, mais aussi le fait que Joanna Tucker propose un regard sur ces manuscrits pourtant déjà très bien connus.
Le deuxième chapitre propose une analyse du RV de Glasgow. Le manuscrit n’a été relié que tardivement et a donc attendu longtemps sa première reliure – ce qui, rappelle l’autrice, n’était pas rare, et a une forte incidence sur sa problématique, puisque les insertions sont plus faciles dans un manuscrit non relié. Combien de scribes y ont travaillé? L’étude en est difficile, car même si plusieurs auteurs estiment que l’écriture des scribes variait assez peu dans le temps, la présence dans un même manuscrit de diverses écritures pouvait influencer certains scribes. Elle identifie 63 scribes différents (comme toujours, ces identifications, à en juger par les reproductions disponibles, peuvent être contestées, mais peu importe ici) pour les 87 folios du RV, la plupart n’écrivant que quelques lignes, un ou deux folios au maximum.
Le »noyau initial« est ici assez maigre avec seulement une vingtaine de folios (scribe 8). Quant à dater ces dizaines de strates, cela demande une méthodologie aussi inventive que rigoureuse, portant sur la succession des actes, la constitution de »séries«, l’examen des cahiers …
Le troisième chapitre permet à Joanna Tucker d’appliquer sa méthode, et de montrer que le plus ancien scribe, celui qui a écrit les séries d’actes royaux, a travaillé entre 1202 et 1215. Son travail n’a pas été relié ni folioté; dans la mesure du possible Joanna Tucker retrace la succession des autres scribes et leur date de travail. C’est vers 1300 seulement que le manuscrit, composé jusqu’alors de feuillets détachés, reçoit une reliure.
L’abbaye de Lindores a été fondée au début des années 1190 par David, earl de Huntingdon et frère du roi d’Écosse Guillaume le Lion, et confiée aussitôt à l’ordre de Tiron. Le cartulaire a été écrit par 35 différents scribes, et compte lui aussi 87 folios. Le premier d’entre les scribes (no 21) a travaillé dans les années 1250, écrivant près de 50 folios, recopiant des actes reçus par l’abbaye, notamment un dossier d’actes pontificaux. D’autres scribes ensuite comblèrent les blancs que le scribe 21 avait laissés, d’autres ajoutèrent des cahiers aux quatre mis en place par le scribe 21, notamment le scribe 14 qui copie des textes relatifs à la fondation de l’abbaye, jusqu’à sa reliure à la fin du XVe siècle.
Le cinquième et dernier chapitre cherche à comprendre le développement progressif de ces cartulaires à scribes multiples. À chaque fois, il y a un premier scribe, qui écrit un ensemble de folios, mais en laissant des pages blanches, signe de ce qu’il s’attendait à une continuation de son œuvre; et à chaque fois, il opère dans les archives existantes une sélection dont on ne comprend pas bien le sens. À chaque fois aussi, la reliure de l’ensemble n’intervient que beaucoup plus tard, ce qui signifie que pendant des décennies, voire des siècles, le cartulaire est en fait un ensemble de cahiers et de feuilles isolées. Des continuations, il y en eut beaucoup: environ les trois quarts des scribes n’écrivent qu’un seul texte. Ils interviennent souvent plusieurs années après l’émission de l’acte qu’ils transcrivent: le cartulaire n’est donc pas une sorte de registre.
Joanna Tucker insiste surtout sur le fait que les scribes connaissaient très bien le cartulaire, dont ils étaient aussi des lecteurs. Les additions ne sont donc pas tant dépendantes de l’actualité, ou de l’état des archives, que de leur compréhension et de leur usage du cartulaire. Et les scribes agissent à l’intérieur d’une communauté: le cartulaire est par essence même le livre de la communauté, pas celui d’un individu.
Elle s’intéresse aussi à la question des actes copiés deux fois dans le même cartulaire, parfois par le même scribe l’un à la suite de l’autre. Cela peut s’expliquer par la présence dans les archives de deux versions (l’une non scellée, par exemple) d’un même acte, mais surtout par la volonté de faciliter le travail du lecteur.
Le livre de Joanna Tucker est remarquablement intéressant. Certes, il porte sur deux cartulaires peut-être un peu atypiques, en particulier celui de Glasgow, par la petite taille de son noyau initial et le grand nombre de scribes qui y sont intervenus. Mais elle montre bien tout l’intérêt d’une étude très détaillée, paléographique et codicologique, des cartulaires; tout l’intérêt aussi de reposer la question du rôle et de la conception de ces manuscrits.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Benoît-Michel Tock, Rezension von/compte rendu de: Joanna Tucker, Reading and Shaping Medieval Cartularies. A Study of the Earliest Cartularies of Glasgow Cathedral and Lindores Abbey. Multi-Scribe Manuscripts and their Patterns of Growth, Woodbridge (The Boydell Press) 2020, XIV–315 p., 22 col., 17 line fig. (Studies in Celtic History, 41), ISBN 978-1-7832-7478-9, GBP 75,00., in: Francia-Recensio 2021/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.1.79767