La traduction en français des 141 lettres de l’évêque de Lisieux Arnoul (1141–1181) comble un vide d’autant plus grand que l’édition annotée par Frank Barlow (1939)1 est très peu disponible dans les bibliothèques françaises. Les textes latins de la publication de Barlow ont été judicieusement placés, sans les notes toutefois, dans l’annexe de l’ouvrage d’Egbert Türk qui a choisi de respecter l’ordre chronologique adopté par l’édition anglaise. Dans le prolongement de »Nugae curialium. Le règne d’Henri II Plantagenêt (1154–1189) et l’éthique politique«, paru en 1977, l’auteur de cette traduction bienvenue qualifie dans le titre de l’ouvrage, Arnoul d’»évêque de cour«, ce qu’il justifie dans une introduction (p. 17–37) qui détaille les aléas de la carrière d’un prélat confronté au pouvoir royal.

Lorsqu’il accède à la tête du diocèse de Lisieux, la Normandie est en proie à la guerre qui oppose Étienne de Blois, roi d’Angleterre, à Mathilde l’Emperesse, la fille d’Henri Ier et épouse du comte d’Anjou Geoffroy Plantagenêt. Arnoul, qui a déjà soutenu Innocent II dans le schisme d’Anaclet (1130), est partisan de Geoffroy et va participer comme légat pontifical du contingent anglo-normand, en 1147–1148, à la deuxième croisade, entrer à partir de 1150 dans l’entourage d’Henri II Plantagenêt, puis prendre le parti, comme le roi d’Angleterre, d’Alexandre III dans le schisme de Victor IV (1159‑1164) soutenu par l’empereur Frédéric.

En revanche, en 1164, l’affaire Thomas Becket marque la »rupture définitive« entre l’évêque de Lisieux et le roi, accentuée par le soutien affiché d’Arnoul à Henri Le Jeune, révolté en 1173–1174 avec ses frères, contre son père. Appuyée sur la lecture de la correspondance, Egbert Türk soutient l’idée selon laquelle l’évêque de Lisieux, un curialiste, chercha à combiner service du roi et service de l’Église et subit un dilemme – reprenant ici un terme du titre de l’ouvrage de Carolyn Poling Schriber, »The Dilemma of Arnulf of Lisieux. New Ideas Versus Old Ideals« (Bloomington, IN 1990) – entre sanctitas et magnificentia, ce qui le contraignit à simuler et dissimuler, à adopter des positions politiques ambigües, à préférer abandonner la partie lorsqu’il ne parvenait pas à réconcilier les opposants. Henri II le poussa à résigner son siège. Toute la carrière du prélat lexovien serait marquée par l’échec, la frustration et l’»embarras«, comme l’indique encore le sous-titre de l’ouvrage d’Egbert Türk, et c’est aigri par la disgrâce royale qu’Arnoul finit par se retirer en 1181 chez les Victorins à Paris, où il mourut trois ans après. Les lettres d’Arnoul offrent un témoignage remarquable d’un personnage qui, né entre 1105 et 1109, frère et neveu d’évêque, était doté d’une solide culture, acquise à Bologne et à Chartres sous l’épiscopat de Geoffroi de Lèves.

On peut toujours regretter quelques lacunes bibliographiques qui auraient notamment permis de prendre davantage en considération, dans l’introduction, les aspects religieux et spirituels de la carrière d’Arnoul. Citons, par exemple, un article de René Poupardin intitulé »Dix-huit lettres inédites de l’évêque Arnoul de Lisieux«, paru en 19022. Si un article assez général de Jörg Peltzer est cité, on aurait pu attendre sous la plume de ce chercheur d’Heidelberg, son article »Conflits électoraux et droit canonique. Le problème de la valeur des votes lors des élections épiscopales en Normandie au Moyen Âge central«3, ainsi que l’ouvrage de Mathieu Arnoux, »Des clercs au service de la Réforme. Études et documents sur les chanoines réguliers de la province de Rouen« (Turnhout 2000). Enfin, Grégory Combalbert s’attache à examiner le vigoureux réseau réformateur formé par l’archevêque de Rouen, Hugues d’Amiens, et Arnoul, dans »Formation et déclin d’un réseau réformateur. Hugues d’Amiens et les évêques normands, entre le pape et le duc (fin des années 1130–1164)«4.

Les destinataires de ces lettres sont fort nombreux: quatre papes de Célestin II à Alexandre III (ce pape de loin, le principal destinataire), des évêques normands, anglais, mais aussi d’ailleurs, des abbés bénédictins de son diocèse, plusieurs archidiacres et en particulier Richard d’Ilchester, archidiacre de Poitiers devenu évêque de Winchester en 1174, son ami (8 lettres). Henri II et Thomas Becket sont gratifiés de nombreuses lettres. Au total, la traduction met dorénavant à la disposition des chercheurs une masse documentaire considérable. Au-delà des aspects politiques de la carrière d’Arnoul de Lisieux et du choix adopté par le traducteur de concentrer son introduction sur le thème de l’évêque de cour, c’est aussi la culture d’un évêque du XIIe siècle qui peut être interrogée, ce sont des réseaux formels et informels tissés autour de lui qui pourront être analysés au moyen de méthodes appropriées (cartographie, prosopographie, informatique …).

Il y a tout lieu de penser qu’Arnoul avait une haute idée de la vie monastique. Si plusieurs lettres manifestent son intention de veiller à la réforme religieuse sous toutes ses formes (élections abbatiales, respect de la règle …) dans les cinq abbayes de son diocèse (Saint-Évroult, Grestain, Bernay, Cormeilles et Préaux), il a envisagé de se retirer dans l’abbaye cistercienne de Mortemer, au diocèse de Rouen, vers 1167, avant d’entrer à la fin de sa vie chez les Victorins très présents en Normandie, en particulier au chapitre cathédral de Sées, restauré par son frère, Jean, en 1131. Les lettres, qui d’ores et déjà peuvent être explorées à l’aune des sermons étudiés par Audry Bettant dans une thèse de l’École nationale des chartes en 2005, pourront, dans un avenir proche, être mises en parallèle avec l’édition des actes des évêques de Lisieux, et donc d’Arnoul, dans le cadre de l’ANR Actépi (2019‑2022), porté par Grégory Combalbert et le Pôle numérique de la Maison de la recherche en sciences humaines de l’université de Caen Normandie.

S’il existait déjà une traduction en anglais des lettres de l’évêque de Lisieux, Arnoul, par Carolyn Poling Schriber (1997)5 et une autre, en allemand, par Ewald Könsgen (2002)6, cette traduction offre aux lectrices et lecteurs ainsi qu’aux chercheuses et chercheurs un extraordinaire matériau pour enrichir les connaissances en matière de correspondance (genre épistolaire, ars dictaminis) et de monde politique et religieux au cœur de l’Europe du XIIe siècle.

1 The Letters of Arnulf of Lisieux, éd. Frank Barlow, London 1939 (Camden third series, 61).
2 Bibliothèque de l’École des chartes 63 (1902), p. 353–373.
3 Tabularia. Sources écrites des mondes normands médiévaux 6 (2006), p. 91–107.
4 Annales de Normandie 63 no 2 (2013), p. 3–48.
5 The Letter Collections of Arnulf of Lisieux, trad. Carolyn Poling Schriber, Lewiston, Queenston, Lampeter 1997 (Texts and Studies in Religion, 72).
6 Die Gedichte Arnulfs von Lisieux († 1184), éd., trad. Ewald Könsgen, Heidelberg 2002 (Editiones Heidelbergenses, 32).

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Véronique Gazeau, Rezension von/compte rendu de: Egbert Türk, Arnoul de Lisieux (1105/1109–1184). Lettres d’un évêque de cour dans l’embarras, Turnhout (Brepols) 2017, 559 p. (Témoins de notre histoire, 17), ISBN 978-2-503-55113-5, EUR 70,00., in: Francia-Recensio 2021/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.1.79768