Si les travaux de Mireille Chazan, »L’Empire et l’histoire universelle de Sigebert de Gembloux à Jean de Saint-Victor, XIIe–XIVe siècle« (Paris 1999), et de Chris Jones, »Eclipse of Empire. Perceptions of the Western Empire and Its Rulers in Late-Medieval France« (Turnhout 2007), ont attiré l’attention sur la place du »Chronicon« de Guillaume de Nangis dans le paysage historiographique du règne de Philippe le Bel, l’approche de la tradition manuscrite et celle de sa circulation restaient jusqu’ici essentiellement tributaire du »Mémoire« consacré en 1873 par Léopold Delisle aux œuvres du chef de l’atelier de Saint-Denis. Il faut donc savoir gré à Daniel Williman et Karen Corsano d’avoir repris ce dossier. Ils en ont tiré un essai de 173 pages, assorti d’un gros corpus d’annexes.

Le premier chapitre rassemble nos connaissances sur l’auteur et sur sa chronique universelle, dont la partie antérieure à 1112 est moins bien connue, car dépourvue d’édition moderne. La relecture du prologue est stimulante, quelques éléments nouveaux sont donnés sur les sources, même si l’occasion n’est pas saisie de les rapprocher des apports antérieurs en une nouvelle synthèse.

Le caractère vraiment innovant de l’étude apparaît au chapitre 2, dans lequel est offert, dans un exposé très solide, un nouvel état de la tradition manuscrite. Là où Léopold Delisle avait repéré près d’une vingtaine de manuscrits mais n’avait examiné que les neuf témoins de la Bibliothèque nationale et deux manuscrits conservés au Vatican, chacun des 22 témoins désormais repérés a été collationné. Il en ressort un stemma codicum qui ne remet pas fondamentalement en cause celui de Delisle, mais l’enrichit considérablement et le précise.

À la première recension, connue jusqu’ici par deux témoins (BAV Reg. lat. 544 et Paris, BnF fr. 5703), les auteurs ont ajouté un manuscrit conservé à Bruxelles (KBR, MSS 14855–14858) et surtout le très beau manuscrit BAV Chigi lat. G VIII 233, enluminé par Jeanne de Montbaston, entré seulement en 1923 dans les fonds de la bibliothèque apostolique du Vatican. En ce qui concerne la seconde recension, Delisle avait montré que le manuscrit BnF lat. 4918 en était l’exemplar sandionysien. Laissé à l’état de cahiers non reliés pour faciliter la copie par deux ou plusieurs scribes en même temps, il a été copié six fois et amendé au fil de quatre étapes qui ont elles-mêmes donné naissance à de nouvelles familles.

Soucieux d’inscrire cette tradition manuscrite dans une dimension sociale, les auteurs rassemblent au chapitre 3 ce que l’on peut savoir des différents possesseurs de manuscrits. On rencontre ainsi, au fil de notices, Philippe de Vitry, secrétaire de Louis Ier de Bourbon (1279–1342), le dominicain Raoul de Bonneville, Jeanne de Bourgogne, Robert d’Anjou ou encore Jehan Chalmerax, licencié en lois et châtelain de L’Orme près de Chalon-sur-Saône. Chez ces laïcs mais aussi chez les cisterciens (famille de Turin), au collège de Navarre ou encore dans les milieux humanistes italiens de la fin du Moyen Âge, hors les murs de l’abbaye qui l’avait vu naître, le »Chronicon« trouva donc son public. La chronologie de la production – deux tiers des exemplaires aujourd’hui conservés appartiennent au XIVe siècle – témoigne d’ailleurs que l’œuvre quitta rapidement son berceau de Saint-Denis.

Un témoin particulier, le British Library Royal 13 E IV, est l’objet exclusif de la seconde section de l’étude. Daté par erreur en 1734 du XVe siècle, ce manuscrit est en fait un témoin important de la seconde recension. Les auteurs démontrent qu’il a été copié sur le BnF lat. 4918, à Saint-Denis vers 1320 par Guillaume Lescot, copiste par ailleurs de l’exemplaire des »Vita et miracula S. Dionysii« composés par Yves de Saint-Denis, offert à Philippe V (BnF, fr. 2090–2092). Et c’est sans doute un artiste relevant du même atelier à qui l’on doit les enluminures des deux manuscrits. Le recoupement de ces indices met en évidence la volonté de l’abbé Gilles de Pontoise (1304–1326) de promouvoir les œuvres de Guillaume de Nangis, au premier rang desquelles figure le »Chronicon«.

Conservé pendant son premier siècle non dans la librairie mais dans l’église, pour dire l’histoire des rois et des saints qui y reposaient, ce manuscrit était assurément pour les moines un exemplaire faisant autorité. La mention des premiers mots du second folio dans le Rouleau de Saint-Denis (Arch. nat. LL 1326 n°2) permet en tout cas d’affirmer qu’il était bien la pièce centrale de l’instrument compilé en 1410 pour leur défense contre les chanoines de Notre-Dame (Procès dit du chef de saint Denis).

En 1415, le manuscrit est inscrit dans l’inventaire des livres de Jean de Berry. Emprunté par le frère de Charles V à l’abbaye de Saint-Denis, peut-être pour être montré à l’empereur Sigismond, il ne fut jamais restitué à ses propriétaires d’origine. Il passa en Angleterre où les auteurs suggèrent que Sigismond l’offrit à la chapelle royale de Windsor avec d’autres présents à l’occasion de son élection dans l’ordre de la Jarretière. Il appartint ensuite à Thomas Howard, duc de Norfolk, qui en aurait fait cadeau à Henry VIII. Entré en tout cas au plus tard en 1542 dans les collections royales, ce témoin fit l’objet de plusieurs campagnes d’annotations. Fort bien analysées par les auteurs, photographies à l’appui, elles sont toutes en relation avec les préoccupations du roi et de ses conseillers dans le contexte du divorce et de la rupture avec la papauté.

Pour conclure, si l’ouvrage n’évite pas en quelques endroits la tentation d’extrapolations moins assurées ou – exceptionnellement – d’allégations erronées1, il apporte une contribution indéniable à notre connaissance du »Chronicon« de Guillaume de Nangis et renouvelle sans aucun doute notre approche de sa réception.

1 P. 8–9, dans: BnF, fr. 10132, la continuation jusqu’en 1329 du fr. 10132 n’est pas une continuation de Guillaume de Nangis; p. 98, l’histoire de l’exil de Childéric figure déjà et dans les mêmes termes sous la plume de Primat. Il faut donc supposer que Nicolas de Gonesse disposait à la fois des »Chroniques de France« et du »Chronicon«.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Isabelle Guyot-Bachy, Rezension von/compte rendu de: Daniel Williman, Karen Corsano, The World Chronicle of Guillaume de Nangis. A Manuscript’s Journey from Saint-Denis to St. Pancras, Berlin, Boston (De Gruyter Oldenbourg) 2020, XIV–238 p., 44 ill., 33 tabl. (Research in Medieval and Early Modern Culture, 28. Studies in Medieval and Early Modern Culture, 74), ISBN 978-1-5015-1871-3, EUR 94,95. , in: Francia-Recensio 2021/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.1.79771