Les revues scientifiques sont un objet essentiel pour comprendre la structuration et le fonctionnement du champ de la recherche1. À travers l’étude de leurs éditeurs, de leurs auteurs, des contenus et des méthodes utilisées ainsi que de la réception de ces publications, l’analyse des revues met à jour des systèmes de représentation et des relations de coopération ou de concurrence internationales. L’ouvrage collectif édité par Andrea Albrecht, Lutz Danneberg, Ralf Klausnitzer et Kristina Mateescu en donne la preuve en explorant la question de l’internationalité des échanges scientifiques sous le nazisme.
Issu d’un colloque organisé en novembre 2017 à l’université Humboldt de Berlin, l’ouvrage rassemble des contributions de germanistes et d’historiens. Ceux-ci s’attachent à éclairer les particularités des processus d’échanges scientifiques internationaux dans une époque dominée par la volonté du régime nazi de contrôler les sciences et d’y imposer sa vision raciste et nationaliste. Le volume comporte d’abord trois articles sur les enjeux de l’internationalité scientifique durant la période nazie. Cette notion est ensuite analysée au prisme de revues disciplinaires puis, dans une dernière partie, sous l’angle de revues culturelles. L’ouvrage articule ainsi des réflexions méthodologiques et théoriques avec des études de cas.
Dans l’introduction, les directeurs de l’ouvrage rappellent qu’au début des années 1930, il existe environ 1500 revues scientifiques de langue allemande. Le régime nazi a tenté dès 1933 d’en réduire le nombre mais il s’est heurté à une vive résistance des éditeurs. Ces derniers sont confrontés au nouveau contexte, entraînant l’éviction des comités de rédaction d’universitaires considérés comme juifs par la législation nazie ou réputés opposants au régime. Parallèlement, on observe aussi de fortes continuités et parfois des décisions éditoriales témoignant d’une certaine autonomie.
La première partie propose des réflexions épistémologiques sur l’idée d’internationalité durant le nazisme. Andrea Albrecht, Lutz Danneberg et Alexandra Skowronski montrent d’abord comment les nazis ont voulu remplacer la notion d’internationalité scientifique par un concept intitulé »zwischenvölkisches Verstehen«, ou »compréhension entre les peuples«. Ceci visait à manifester une rupture avec le passé tout en maintenant l’échange avec des universitaires étrangers, dans un but de propagande. Jens Thiel analyse ensuite les relations entretenues avec l’étranger par les académies des sciences de Berlin (Preußische Akademie der Wissenschaften) et de Halle (Leopoldina). Dans leurs publications, le nombre de contributeurs étrangers recule pendant le nazisme et ceux-ci viennent surtout des pays alliés, ou, à partir de 1939, des États occupés. Aucun contributeur n’est issu d’un pays en guerre contre l’Allemagne nazie. Frank-Rutger Hausmann propose, quant à lui, une étude sur les revues d’études romanes. Pour cette discipline, une distance s’observait déjà depuis 1870/71 entre les universitaires allemands et les pays étudiés, notamment la France. Pour la période nazie, l’année 1935 marque un tournant avec de nombreuses révocations suite aux lois de Nuremberg. Dans l’ensemble, les études romanes sont marginalisées entre 1933 et 1945 mais persistent en tant que discipline universitaire.
La deuxième partie de l’ouvrage rassemble sept études détaillées de revues. Ainsi, Ine Van Linthout et Ralf Klausnitzer étudient l’»Europäischer Wissenschafts-Dienst« dont le but était de promouvoir la science allemande à l’étranger sous le signe de la suprématie nationale. Créé en 1941 et financé par le ministère du Reich de l’Éducation du peuple et de la Propagande, la revue a ouvert ses colonnes à des universitaires de 19 pays étrangers. En prônant une nouvelle Europe sous hégémonie allemande, la publication cherchait à accompagner idéologiquement l’affrontement militaire.
Holger Dainat analyse ensuite les contributeurs internationaux de la »Deutsche Vierteljahrsschrift für Literaturwissenschaft und Geistesgeschichte« de 1923 à 1956. Cette revue interdisciplinaire se définissait comme une publication scientifique, y compris pendant le nazisme, considérant que l’excellence était le meilleur des moyens de propagande. Le respect affiché des standards internationaux de la recherche a assuré en outre une plus large diffusion à l’étranger. Pendant le nazisme, 13,3% des articles venaient de l’étranger (contre 15,3% pour la décennie 1923–1932). 1939 est encore une année très internationale pour la revue, mais les échanges avec l’étranger se réduisent fortement ensuite.
Les articles de Arin Haideri sur le »Goethe-Jahrbuch«, de Jørgen Sneis sur la revue suisse »Trivium« et d’Yvonne Zimmermann sur la »Germanisch-Romanische Monatsschrift« ont en commun de traiter de revues d’études littéraires. Haideri montre que le »Goethe-Jahrbuch«, qui compte assez peu de contributions étrangères entre 1933 et 1945, comporte aussi bien des articles alignés sur l’idéologie nazie que des textes défendant un idéal humaniste. Les derniers articles traitent la revue germano-chinoise »Sinica« et différentes revues turques de philosophie. Katrin Hudey retrace les arguments des éditeurs et auteurs de »Sinica« pour justifier l’étude de la culture chinoise, dans un contexte où la Chine était considérée comme racialement inférieure par l’idéologie du régime. En se concentrant sur la faculté de philosophie de l’université d’Istanbul, Pascale Roure examine la réception de plusieurs courants philosophiques allemands par les philosophes turcs.
Complétant l’étude de revues scientifiques, la troisième partie du recueil apporte un éclairage sur deux revues culturelles. Kristina Mateescu examine »Hochland«, une revue catholique et non-conforme au régime, que les nazis ont néanmoins cherché à instrumentaliser. Ils espéraient affaiblir les aspirations à l’opposition du milieu catholique allemand en autorisant cette publication, d’autant que l’existence de la revue a été utilisée à l’étranger comme un outil de propagande, en la présentant comme une preuve d’une certaine tolérance. Mateescu retrace aussi la discussion autour de la notion de Reich, dans laquelle une interprétation universaliste catholique s’opposait à l’idéologie nationaliste nazie. Enfin, Matthias Berg étudie la revue conservatrice »Corona«, publiée en Allemagne mais financée et conçue en Suisse jusqu’en 1943, date à laquelle le profil transnational de la revue se perd, son siège étant transféré chez un éditeur allemand et son directeur changé, avant que la guerre n’amène l’arrêt définitif de la publication.
Dans l’ensemble, cette enquête collective montre bien que l’hostilité des nazis envers l’internationalité des sciences ne s’est pas traduite par une rupture nette dans les échanges scientifiques internationaux. Les revues ont joué, y compris pendant le nazisme, un rôle important dans la communication scientifique et la circulation des savoirs malgré le fort contrôle politique. L’ouvrage témoigne de la grande diversité des réactions au nazisme au sein des rédactions. La défense de l’autonomie de la science a ainsi coexisté avec l’intégration d’un vocabulaire nazi et avec un soutien idéologique du régime.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Judith Syga-Dubois, Rezension von/compte rendu de: Andrea Albrecht, Lutz Danneberg, Ralf Klausnitzer, Kristina Mateescu (Hg.), »Zwischenvölkische Aussprache«. Internationaler Austausch in wissenschaftlichen Zeitschriften 1933–1945, Berlin (De Gruyter Oldenbourg) 2020, VI‒434 S., 11 s/w Abb., 2 s/w Tab., ISBN 978-3-11-063129-6, EUR 99,95. , in: Francia-Recensio 2021/1, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.1.79972