Les revues en histoire des femmes et du genre ont de quoi être fières, qui se retournent ces derniers temps sur plusieurs décennies d’existence et de participation au débat scientifique: par exemple, les revues anglophones »Gender and History« ou »Women’s History Review«, ou encore, du côté de la France, »Clio« et »Genre & Histoire«. Ces anniversaires sont l’occasion de dresser le bilan des évolutions d’un champ scientifique en dialogue constant avec des préoccupations politiques et sociétales contemporaines. Ils témoignent aussi d’un passage de relais entre générations de chercheuses et chercheurs.

L’ouvrage collectif »Politik – Theorie – Erfahrung« (Politique – Théorie – Expérience), dirigé par Ingrid Bauer, Christa Hämmerle et Claudia Opitz-Belakhal, commémore les 30 ans d’existence de la revue d’histoire féministe autrichienne: »L’Homme. Zeitschrift für Feministische Geschichtswissenschaft«. Cette revue avait été fondée par l’historienne Edith Saurer (université de Vienne), peu de temps après que l’historienne américaine Joan W. Scott avait fait le fameux constat selon lequel le genre était une »catégorie utile« des sciences historiques. L’ouvrage anniversaire est ici dirigé par trois historiennes fortement impliquées dans la politique éditoriale de la revue. Elles nous rappellent que son positionnement politique clairement féministe (dans le nom même de la revue) est singulier. »L’Homme« se veut féministe et elle oscille, dans son positionnement, entre l’histoire des femmes (Frauengeschichte) et une étude historique des relations de genre (historische Geschlechterforschung). Cette réflexion sur le »lieu du genre« et sur le lieu de l’historiographie féministe reste, même après trente ans, d’actualité, si l’on en juge par exemple par l’intérêt actuel des étudiantes et étudiants pour les liens entre féminisme et histoire.

L’ouvrage rassemble une sélection d’entretiens menés avec des personnalités scientifiques issues du champ de l’histoire des femmes, à partir de la rubrique »Im Gespräch« (Dialogue avec …), introduite en 1992 dans la revue. Il en résulte un livre à la fois cohérent, par les évolutions qui y sont retracées, et kaléidoscopique, par le format même retenu. Naturellement, il ne saura être question ici de rendre compte in extenso de chacune des interventions.

L’introduction substantielle rédigée par les trois historiennes souligne le chemin qu’il a fallu parcourir pour que soit acceptée une »histoire féministe«. Au départ, il y avait une volonté »émancipatrice« de prendre part au débat historique: c’est ce que soulignait le premier édito de 1990, qui faisait le pont avec l’héritage des collectifs féministes qui avaient réfléchi à la manière de faire advenir »par le bas« une version féministe et politique du récit historique. La revue »L’Homme« s’est aussi construite dans la tension entre débat académique et débat militant, au gré d’une institutionnalisation progressive, dans les institutions universitaires occidentales, de l’histoire des femmes, du genre et des sexualités.

Les trois historiennes retracent les nombreux allers-retours méthodologiques qui ont accompagné cette institutionnalisation: de l’interdisciplinarité des débuts, à la volonté d’asseoir une histoire féministe … à une exigence plus récente, impulsée par les études queer, d’un retour au transdisciplinaire. 30 années d’existence d’une revue signifient aussi autant de hauts et de bas (et de débats), au gré des injonctions venues de la société. Les historiennes relèvent ainsi l’augmentation depuis une dizaine d’années du gender bashing, de postures ouvertement antiféministes et masculinistes, ou encore de polémiques concernant la »folle théorie du genre« (Genderwahn), qui émanent des réseaux sociaux, certes, mais parfois aussi de collègues universitaires (plus ou moins jeunes), qui dégainent à tout-va des tribunes médiatiques révélant en réalité leur allergie fondamentale à toute analyse des rapports sociaux de pouvoir.

Les différents »témoignages« et entretiens du livre sont regroupés en cinq grandes sections. La première est consacrée à l’imbrication des trajectoires de vie et des trajectoires professionnelles (»Lebenswege – Forschungswege«). On y lit la difficulté, bien connue, qu’a rencontrée l’histoire des femmes pour se frayer un chemin académique. On lit aussi – et c’est sans doute moins connu – que certaines carrières d’historiennes des femmes ont été extraordinairement transnationales, comme si l’absence d’institutionnalisation nationale avait été compensée par la constitution de réseaux scientifiques internationaux.

Gianna Pomata rappelle d’ailleurs à quel point la question des traductions et des transferts de concepts a été importante pour l’histoire des femmes. La section donne également un aperçu des influences qui ont façonné l’histoire des femmes et du genre: école des Annales (pour l’historienne britannique Olwen Hufton), école de Francfort, histoire microéconomique ou history from below britannique, d’inspirations marxistes, »anthropologie historique« ou encore histoire du quotidien (Alltagsgeschichte), pour Karin Hausen et Hans Medick (le seul homme du recueil). Les entretiens montrent donc, si besoin était, que l’histoire des femmes et du genre plonge bien ses racines dans l’histoire sociale; elle n’est pas qu’une forme d’histoire culturelle, comme on a trop souvent l’habitude de le penser en France.

La seconde section est intitulée »Féminismes et mouvements des femmes: du national au global«. La sociologue Ute Gerhard y rappelle à quel point les »années 68« furent un déclencheur, à la fois en tant qu’expérience générationnelle et moment transnational. On y trouve aussi Michelle Perrot, qui revient au début des années 1990 sur la genèse du grand projet éditorial collectif de l’»Histoire des femmes en Occident« et l’on est frappé par son utilisation systématique d’un »nous« des historiennes. La section permet également de revenir sur les nombreuses divisions internes – idéologiques, théoriques et politiques – qui ont traversé les débats d’histoire féministe. En 2017, Luisa Passerini interroge ainsi de manière critique ce qui reste de l’impression (sans doute largement fausse) d’une »sororité« propre aux féminismes des années 1970. Elle souligne qu’il faut accepter la concurrence entre femmes comme étant, aussi, l’un des moteurs de l’histoire.

La troisième section est consacrée aux »Nouveaux objets/méthodes/concepts« et revient sur la multiplicité des innovations méthodologiques et conceptuelles permises par l’histoire des femmes et du genre: de l’exploitation de nouvelles sources et de la lecture renouvelée de sources connues, à la constitution de nouveaux collectifs de travail. Plusieurs contributions – notamment celle d’Ute Frevert – reviennent sur la notion d’agentivité (agency) ou sur le renouvellement de l’histoire du corps et des émotions, d’autres insistent sur les liens entre histoire des femmes et histoire matérielle ou sur la remise en cause (prudente) par les historiennes et historiens des femmes et du genre de certains découpages chronologiques classiques.

Margaret R. Higonnet, spécialiste de la littérature comparée de la Grande Guerre, revient sur la place de l’histoire des hommes et des masculinités (en plein essor). Par sa métaphore de la »double hélice«, qui désigne la progression spiralée des femmes et des hommes dans l’histoire, elle rappelle que l’histoire du genre ne peut être que relationnelle: il ne saurait donc être question de revenir à une histoire des hommes ou de »la« virilité.

La quatrième section est consacrée aux »inter/disciplinarités«. La force de l’histoire des femmes et du genre est en effet d’aller regarder du côté des sciences sociales et des sciences humaines voisines: sociologie, philosophie, anthropologie, histoire des arts, études littéraires ou études culturelles. Dans un entretien collectif, Judith Butler prend position au mitan des années 1990 sur l’avancée des études queer et sur leurs rapports avec les féminismes, ce qui, au vu de la pensée évolutive de Butler, nous replonge dans un moment-charnière des réflexions sur le genre. Plus loin, Julia Watson, spécialiste d’études littéraire et de l’autobiographie, rappelle (à l’instar pour la France de Philippe Lejeune par exemple) à quel point la recherche sur les écritures autobiographiques peut s’avérer utile pour les historiennes et historiens.

La dernière section, intitulée »Perspectives et interventions postcoloniales« est sans doute la plus politique, tant les études décoloniales ont permis de dévoiler la cécité voire l’aveuglement des féminismes occidentaux (ou provenant du Global North) quant aux conditions des femmes racisées ou des minorités sexuelles. L’historiographie féministe doit s’interroger sur le postulat d’universalisme, qui masque souvent des relations de domination, comme le rappelle l’historienne canadienne Ruth Roach Pierson. Enfin, les historiennes interrogées dans cette section reviennent aussi sur les logiques de domination insidieuses parfois à l’œuvre, même au sein de l’historiographie féministe. Ainsi, Joan W. Scott réagit en 2003 à ce que les mesures liberticides postseptembre 2001 (»After 9/11«) ont provoqué comme »réverbérations» au sein des féminismes: ces réflexions continuent de nous faire réfléchir dans le contexte actuel.

On l’aura compris, cet ouvrage est un retour éclairant sur trente années d’événements marquants, de prises de parole féministes, de débats sur le genre et les sexualités. La lectrice ou le lecteur y fera aussi des »rencontres« touchantes avec des personnalités d’historiennes. On apprend ainsi que Luisa Passerini a pu compter sur le soutien des collègues médiévistes dans l’utilisation herméneutique des sources orales, là où ses collègues d’histoire contemporaine, plus traditionnalistes, n’avaient que du mépris pour les sources orales. On retiendra aussi l’entretien avec Ruth Beckermann, qui revient sur la genèse et la conception de l’exposition majeure sur les crimes de la Wehrmacht, qui circula à travers l’Allemagne et l’Autriche à partir de 1995, suscitant de vives réactions et une prise de conscience collective sur le rôle des dynamiques de genre dans l’entreprise génocidaire.

Saluons la forme dialogique donnée à ces témoignages, qui permet d’échapper à l’exercice (souvent périlleux) de l’ego-histoire, exercice dans lequel excellent bon nombre d’historiens (hommes), notamment en France. L’ouvrage montre que l’histoire des femmes et du genre est l’une des grandes contributions à l’historiographie au XXe siècle et qu’elle a changé la manière dont s’écrit l’histoire. Cette histoire a partie liée avec l’histoire des sexualités, avec une histoire relationnelle du genre qui inclut le masculin, et avec une histoire intersectionnelle du genre. On peut se demander, pour finir, si l’histoire des femmes est en train d’être diluée par ses propres évolutions thématiques. Le sujet historique féminin ne risque-t-il pas d’être gommé par une certaine histoire de la virilité ou par une nouvelle histoire de la famille? C’est la raison pour laquelle Michelle Perrot insistait en 1993 sur le fait qu’elle et les collègues de sa génération persistaient à écrire une »histoire des femmes« et à la nommer ainsi.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Patrick Farges, Rezension von/compte rendu de: Ingrid Bauer, Christa Hämmerle, Claudia Opitz-Belakhal (Hg.), Politik – Theorie – Erfahrung. 30 Jahre feministische Geschichtswissenschaft im Gespräch, Göttingen (V&R unipress) 2020, 335 S., 2 Abb. (L’Homme Schriften, 26), ISBN 978-3-8471-1087-3, EUR 23,99. , in: Francia-Recensio 2021/1, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.1.79974