Professeur d’histoire contemporaine à l’université d’Edinburgh depuis 2001 et spécialiste de l’histoire des génocides du XXe siècle, David Bloxham s’attache dans ce livre à un problème de philosophie de l’histoire: celui du jugement porté par les historiens sur les passés qu’ils explorent. Ce jugement est inévitable: il transparaît au travers de véritables jugements moraux, parfois assumés, mais aussi au travers des mots choisis pour décrire ou analyser le passé, des tournures de phrases et, plus profondément et de manière sans doute moins détectable, au travers des choix de contextualisation faits par les historiens.

Donald Bloxham travaille sur ces questions depuis plusieurs années et les résultats de ses recherches paraissent en deux livres indépendants mais reliés, publiés en même temps par l’Oxford University Press le livre qui fait l’objet de ce compte rendu, et »Why History. A History«1. La solidarité entre les deux ouvrages est importante à retenir, car elle renvoie à une interrogation de fond de l’auteur, concernant les raisons de l’histoire et son rôle dans le monde contemporain ainsi que dans le passé – interrogation portée par les deux livres et proposées dans deux formes différentes.

La base documentaire utilisée pour argumenter une position polémique vis-à-vis de celle que l’auteur considère l’ambiguïté du discours historien, coincé entre la revendication de neutralité et l’impossible réalisation de cet objectif, est quantitativement importante, même si beaucoup de références sont de »deuxième main«.

La position de l’auteur sur la neutralité de l’historien est nette et forte: non seulement la neutralité est impossible, mais elle n’est pas souhaitable. Le livre se termine en effet par une véritable revendication: »One cannot disengage the moral faculties in the study of history, and one should not aspire to« (p. 289).

Organisé en quatre parties aux dimensions inégales – la troisième partie faisant environ le double de chacune des autres – le livre est construit en suivant deux perspectives: d’une part, l’auteur s’attache à démontrer l’impossible neutralité de l’historien par des exemples tirés de textes historiographiques variés, pris essentiellement de son champ d’intérêt historique principal; d’autre part, il propose un voyage dans un passé très long visant à mettre en lumière les raisons données à l’expression d’un jugement moral sur les choses passées.

La première partie aborde la question – cruciale pour les historiens – de la contextualisation, en démontrant comment celle-ci glisse systématiquement et inévitablement vers l’évaluation: l’opération de contextualisation implique en effet la compréhension des valeurs qui informent le passé et la mesure de l’adéquation des acteurs à ce système de valeurs.

La deuxième partie concerne la manière dont les historiens restituent leurs analyses. C’est ici que l’auteur propose une distinction entre l’aspiration à la vérité (souhaitable) et celle, plus problématique, à la neutralité. Les jugements moraux des historiens transparaissent des choix du langage et de l’orientation générale du récit. Celle-ci repose sur la manière personnelle dont on combine contextes, perspectives et expériences – et c’est dans ces choix que s’installent évaluation et jugement.

La troisième partie, qui est la plus longue et sans doute la moins articulée à l’ensemble tout en donnant le sens de l’ouvrage, s’attache à explorer les diverses théorisations morales élaborées historiquement en Occident, afin de montrer que la vocation à la neutralité des historiens est relativement récente.

La quatrième et dernière partie revient du passé au présent. Elle est la plus politique, abordant de face une question tout à fait contemporaine qui est celle des »histoires identitaires« (Identity History) et pose la question de la manière dont les jugements de valeurs non seulement pèsent sur la compréhension du passé, mais ont aussi le pouvoir de s’inscrire dans le débat présent. L’auteur commence ici par pointer les contradictions d’un certain nombre d’historiens qui sélectionnent les faits du passé pour lesquels ils vont invoquer l’anachronisme de tout jugement moral issu des critères du présent, et ceux qu’ils vont en revanche revendiquer comme constitutifs d’une identité présente, dans un dessin de continuité. Il passe ensuite à examiner ce qu’il appelle un »anachronisme inversé« qui serait celui affirmant la coïncidence entre le point de vue de l’historien et celui des objets historiques étudiés, l’un étant utilisé pour légitimer l’autre (p. 272). Le risque, là, est celui du téléologisme, renforcé aussi par une démarche contre-factuelle – si les choses ne s’étaient pas produites de la manière dont elle se sont produites, le présent ne serait pas ce qu’il est.

Les derniers paragraphes du livre entrent dans des sujets très chauds: ceux concernant la réparation demandée par les victimes aux États considérés responsables dans le présent des crimes du passé, et ceux concernant la présence dans les paysages contemporains, des signes d’un passé dont on affirme avoir honte ou que l’on juge négativement. Ce sont les closing thoughts un peu rapides (à peine deux pages) qui se réfèrent à des évènements très récents, comme la destruction des statues des esclavagistes aux USA, par exemple, qui terminent le livre. On abandonne ici le champ du travail historien et de ses contradictions, pour entrer directement dans celui des conséquences politiques actuelles de celui-ci et, inversement, du rôle de l’actualité – non seulement du présent – dans la manière future de penser de notre travail.

L’argumentation du livre est intense et nous donne beaucoup à penser, non sans quelques difficultés dues à la densité même de l’écriture. Elle a le mérite d’inscrire la »demande d’histoire« du présent dans une analyse théorique qui affecte les bases épistémologiques de l’histoire elle-même, en essayent d’éviter les pièges les plus grossières des revendications identitaires qui ne font que se servir de l’histoire à travers des stratégies différentes. L’assomption alors de la légitimité du jugement historien rendrait les enjeux plus clairs.

1 Je n’ai pas eu l’occasion de lire ce livre, que je connais essentiellement par le compte-rendu qui en fait Daniel Wolf dans »Reviews in History«, https://reviews.history.ac.uk/review/2425. Ce compte rendu présente les deux livres comme traitant d’un même thème articulé selon deux perspectives différentes: l’une plus attentive à l’historiographie, l’autre plutôt porteuse d’interrogations philosophiques inscrites dans l’histoire.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Monica Martinat, Rezension von/compte rendu de: Donald Bloxham, History and Morality, Oxford (Oxford University Press) 2020, VI‒314 p., ISBN 978-0-19-885871-3, GBP 35,00., in: Francia-Recensio 2021/1, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.1.79975