Voici un ouvrage, issu d’une thèse, consacré aux »collectifs« du mouvement des femmes hostiles au programme de la RDA, et situés essentiellement dans la région de Leipzig, des années 1970 jusqu’en 2000. L’approche en quatre parties est chronologique, mais à l’intérieur de ce découpage, l’accent est mis sur les réseaux qui se créent, les interactions qui les lient et les thématiques qui les occupent. Jessica Bock insiste sur la nécessité de ne pas se contenter des définitions et des critères utilisés à l’Ouest, mais de surtout prendre en considération les conditions de vie sous la dictature et la capacité des femmes à s’y adapter. Outre les archives personnelles de nombreux groupes femmes, Jessica Bock a travaillé dans plusieurs fonds: les archives Havemann et celles des Églises à Berlin, celles de Dresde. Quant aux dossiers de la Stasi, elle constate qu’ils sont bien incomplets pour mesurer l’ampleur de la répression, en particulier pour tout ce qui touche aux groupes de lesbiennes. Jessica Bock a réalisé de nombreuses interviews qu’elle sait utiliser tout au long de son ouvrage pour étayer ses observations.

Tout d’abord, on trouve un bon résumé des slogans officiels à l’adresse des femmes, »Arbeite mit, plane mit, regiere mit« (Travaille avec nous, organise et gouverne avec nous). Le SED attend d’elles qu’elles aient un emploi sans pour autant renoncer à procréer et soient en mesure de concilier vie de famille, vie professionnelle et engagement dans les organisations de masse, par exemple le DFD (Demokratischer Frauenbund Deutschlands, Union démocratique des femmes d’Allemagne), considéré par les femmes indépendantes des années 1970 comme un »Mutti-Verein« (club de mamans). Les postes de responsabilité ne sont pas pour elles, ni à l’usine ou au bureau ni dans la hiérarchie socialiste. Elles doivent intégrer les »trois K socialistes»: »Kinder, Küche, Kombinat«. Les groupes de femmes s’insurgent contre ces obligations. Les années 1970 sont marquées par ces thématiques qui dominent la scène littéraire, pensée qu’elles qualifient elles-mêmes de »nouvelle théologie féministe«.

Au tout début des années 1980, la création d’un centre réservé aux femmes, préservé des intrusions des fonctionnaires de l’État, est indispensable pour pouvoir suivre des conférences et organiser des discussions entre femmes, en accueillant également des groupes de lesbiennes. La municipalité de Leipzig combat l’idée de voir un tel centre s’implanter dans un club de jeunes, le JKH Jörgen Schmidtchen, et la Stasi ouvre déjà plusieurs dossiers de surveillance dans le but de casser le mouvement, en commençant par priver les responsables de leur emploi. Pour se protéger, ce groupe fusionne en 1984 avec les »Frauen für den Frieden« (Femmes pour la paix) de Leipzig sous le couvert des Églises. Elles remettent en cause la propagande de la RDA qui tente d’apparaître dans le monde comme le défenseur incontesté de la paix alors qu’elle vient d’introduire en 1978 un enseignement militaire obligatoire dans les écoles, le symbole même de l’emprise du militarisme sur le système éducatif.

Elles s’insurgent également contre le sexisme des dirigeants de la RDA et les structures patriarcales de la société, sans oublier la défense de l’environnement. Le Lila Lady Club et la Frauengruppe Grünau sont fondés en 1987 et poursuivent l’objectif de créer un véritable réseau, de sensibiliser l’opinion par des tracts et de petites revues, annonçant leur volonté ferme de se retrouver régulièrement à l’occasion de festivités et de forums de discussion. Tout ceci les conforte dans l’opinion que des actions concertées sont dorénavant possibles et leur donne peu à peu le courage d’affronter ostensiblement la répression du régime au cours de l’année 1989.

D’ailleurs, le tournant de 1989 amène un changement radical pour les femmes qui se lancent dans le mouvement des citoyens et créent la Fraueninitiative Leipzig (FIL). Cette formation ne repose pas sur des amitiés individuelles mais sur une critique fondamentale des rapports entre les sexes sous le régime chancelant du »socialisme réellement existant«. Elles ne refusent plus les théories féministes de l’Ouest. Petra Lux joue un rôle majeur pour faire avancer le projet d’une maison de femmes. La mobilisation est importante dans des milieux jusqu’alors non politisés, des femmes de 25‒30 ans, exerçant un métier après des études à l’université et bien décidées dorénavant à faire avancer la cause féminine.

Elles ont aussi voyagé à l’Ouest et considèrent leur vie privée comme faisant partie intégrante du domaine politique. Tout en luttant pour un régime démocratique et l’abolition de la censure à l’Est, elles revendiquent l’égalité des chances entre les sexes, une parité dans le monde des décideurs et refusent le paternalisme du SED. Elles participent massivement aux manifestations et aux actions, au moins depuis septembre 1989, ce qui signifie l’abandon de la sécurité de la sphère privée et de la protection des Eglises. Mais il leur faut aussi se battre pour s’imposer face aux réticences du mouvement des citoyens et mieux structurer leur propre organisation. N’ayant obtenu aucun mandat lors des élections de mars 1990 en dépit de leur alliance avec les Verts, elles ne cautionnent pas les projets d’unification allemande. Elles ont, cependant, des projets d’expansion à l’Ouest et se rabattent sur le dynamisme de leur presse féminine qui informe et oriente mieux dans cette période de chaos.

À Leipzig, cette tendance se poursuit après 1990. On peut noter la fondation de la librairie des femmes TIAN, celle du groupe de lesbiennes Buntes Archiv et de la société Louise-Otto-Peters. L’effondrement de la RDA et l’introduction des structures de la RFA représentent pour les femmes un changement radical. Elles poursuivent leurs revendications d’un poste de déléguée à l’égalité hommes-femmes, l’ouverture de centres culturels destinés aux femmes et de maisons qui les protègent. Elles reconnaissent la nécessité d’un travail politique à la base même si elles perdent en 1994 leur poste de député au Parlement saxon et ont de grandes difficultés à faire vivre leurs revues. Il ne s’agit nullement à leurs yeux de se contenter de copier le modèle ouest-allemand mais de l’adapter au mieux à leur propre situation. Il est nécessaire de lutter pour le maintien de leurs avantages en matière d’avortement, contre le chômage massif des femmes, la fermeture de crèches. Les réseaux évoluent. Les différents projets recherchent des financements pour échapper à la menace d’une disparition. Un lieu symbolique pour l’histoire des femmes à Leipzig comme la maison Henriette-Goldschmidt est démoli en 2000 malgré la résistance opposée.

On apprécie le tableau des abréviations à la fin du volume, une bonne bibliographie d’ouvrages récents. On regrette l’absence d’un index.

Cet ouvrage a les défauts de ses qualités, c’est-à-dire que les très nombreuses citations des témoignages de militantes ne sont pas suffisamment explicitées et commentées, ce qui a pour résultat une accumulation de faits qui ne permettent pas de prendre de la hauteur. Un tel ouvrage apportera davantage à des spécialistes de la question qu’à ceux qui commencent tout juste à la découvrir.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Anne-Marie Corbin, Rezension von/compte rendu de: Jessica Bock, Frauenbewegung in Ostdeutschland. Aufbruch, Revolte und Transformation in Leipzig 1980–2000, Berlin (Mitteldeutscher Verlag) 2020, 460 S. (Studien zur Geschichte und Kultur Mitteldeutschlands, 6), ISBN 978-3-96311-395-6, EUR 48,00., in: Francia-Recensio 2021/1, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.1.79976