L’auteure de cet ouvrage sur »Paul Claudel et le monde germanique«, Christelle Brun – claudélienne aussi douée que dévouée –, n’a pas eu le temps de mener à bien la révision de sa thèse, soutenue en 2001: un cruel destin l’a emporté en 2013, à 45 ans. On ne saurait pour lors remercier assez Monique Dubar (université Lille 3) d’avoir pris sur elle de mettre au point cette étude, d’une richesse et d’une densité extraordinaires, et Max Engammare pour l’accueil dans la prestigieuse collection »Histoire des idées et critique littéraire« de sa maison d’édition. L’ouvrage a quelque chose de confortant: il confirme que la qualité d’une recherche menée avec rigueur et compétence ne vieillit pas de si tôt …

Si cet ensemble de près de 700 pages se lit avec plaisir, c’est qu’il évite tout parti pris méthodologique, tout jargon aussi, et se situe à mi-chemin des études comparatives et des cultural studies – sans renoncer à un ancrage résolument littéraire et historique. Il est divisé en quatre parties: 1 »À la découverte du monde germanique«; 2 »Sources et influences. Des affinités électives insoupçonnées«; 3 »Le contact direct avec les pays de langue allemande«; 4 »Claudel traduit, lu et vu par les Allemands«. S’y ajoutent des annexes précieuses, telle une liste des ouvrages traduits de l’allemand et ceux du domaine germanique présents dans la bibliothèque de Claudel, ou encore une chronologie-agenda des séjours de l’écrivain »en terre germanique«.

Une bibliographie détaillée sans excès (mais non exempte de quelques coquilles) chapeaute le tout. On peut regretter la limitation des illustrations à trois, ainsi que la parcimonie des index (noms, œuvres et personnages, p. 675–680). Dans la partie bibliographique, les traductions allemandes des œuvres de Claudel auraient mérité quelques précisions. En revanche, il faut saluer les trois hommages à Christelle Brun de même qu’un rappel de ses études sur Claudel. Et même si le choix de tel ou tel aspect approfondi peut se discuter, la rigueur et la clarté ne sont jamais délaissées dans ce travail circonspect qu’il est impossible de présenter en peu de mots.

Un des atouts de l’étude reste la quantité impressionnante de documents qui ont été exhumés dans les gazettes et les revues, de langue allemande surtout, nécessitant de patientes recherches. Ces citations sont accompagnées, pour les textes allemands, de traductions très soignées. Les critiques tant allemandes que françaises se mêlent aux témoignages d’auteurs contemporains; les deux se consolident autour d’un discours critique des plus précieux permettant de saisir l’esprit de l’époque étudiée, avec ses ramifications, sa doxa, ses stéréotypes. Contrairement à tant d’études qui se contentent de simples coups de sondes, la largeur de l’approche et l’esprit de synthèse de l’auteure procèdent ici à un tissage des thématiques qui rappelle ce que les deux cultures ont de commun malgré bien des éléments divergents, liés à leur histoire politique, sociale, religieuse.

Le pragmatisme textuel à l’œuvre forme précisément le fil rouge de l’étude, car à aucun moment, Paul Claudel n’est perdu de vue. Et à aucun moment, l’auteure ne se perd dans des conjectures. Parmi les textes claudéliens, ses pièces de théâtre restent au centre, sans que soient négligées leurs traductions, souvent très travaillées, ni bien entendu les critiques qui s’y réfèrent. Un bon chapitre est à juste titre consacré à »Claudel et la langue allemande«, avec des incursions diverses, et des réflexions concluantes. Un autre chapitre concerne l’amitié entre Claudel et Romain Rolland. Ce dernier retient dans son Journal: »L’étrange garçon que ce Claudel – très superficiel, très incohérent, mais d’une sensibilité passionnée jusqu’à la boursouflure, gonflée comme ses joues, lorsqu’il émet quelque énorme assertion: on dirait un jeune Triton qui souffle dans sa conque« (p. 73).

Ce sont les nombreuses citations, toujours bien choisies, toujours contextualisées, qui rendent la lecture de l’ouvrage si enrichissante. Il en va de même de la suite, plus historique et plus difficile, car à cheval sur les relations franco-allemandes entre 1870 et 1940 (p. 93–109). Pour lors, la lectrice ou le lecteur assiste à une visite »bifocale« de l’histoire franco-allemande qui fait apparaître, en filigrane, les tensions entre les deux pays dès le lendemain de la guerre de 1870, de »La Crise allemande de la pensée française« de Claude Digeon à Jean-Marie Carré, en passant par Espiau de la Maëstre, Bernhard von der Marwitz, Edwin Maria Landau, Richard Dehmel, le »Siegfried« de Giraudoux, »La Nouvelle revue française« de Gide et de Rivière, etc.

Et l’auteure se doit d’insister sur la nouvelle méfiance et la nouvelle hostilité à partir des années 1920: »Ainsi peut-on constater que Claudel a sur l’Allemagne les préjugés de ses contemporains, que comme eux, il distingue l’Allemagne industrielle et guerrière, avec chez lui ce correctif que le Consul estime le partenaire économique, que le diplomate ne peut s’interdire une certaine admiration pour le Chancelier Bismarck, et que d’une façon générale il a du pays et de l’Allemagne culturelle une connaissance plus précise que bien de ses confrères en littérature« (p. 108–109).

Cette double interpénétration culturelle, un autre atout de l’étude, produit un grand nombre de résultats. À titre d’exemple, citons la démonstration de la coïncidence de deux critiques, l’un Allemand, l’autre Français, à un moment où ils ne pouvaient pas avoir connaissance de leurs travaux respectifs: Ernst Robert Curtius et Jacques Rivière. C’est que l’un et l’autre ont eu »le même pressentiment du souffle prophétique de Claudel et la même appréciation du cheminement spirituel que traduit son œuvre« (p. 602). L’écrivain s’est par ailleurs montré impressionné lorsqu’il a appris que le philosophe Peter Wust (1884–1940), arrivé à Paris, en juin 1931, après avoir lu les pages si brillantes de Curtius sur l’écrivain français, s’est rendu tout d’abord à Notre-Dame pour aller voir le »pilier historique« – et se convertir aussitôt (p. 56–57).

C’est que Claudel reste un phénomène – et pas uniquement littéraire. Malgré ses prises de position intolérantes (contre Luther, contre Goethe, contre Nietzsche…), il fait irruption en Allemagne et y rencontre un intérêt qui surpasse l’accueil dans son propre pays. Les traductions allemandes, étudiées avec soin, y sont pour beaucoup, et Christelle Brun rappelle que c’est l’Allemagne qui a offert à l’auteur dramatique trois créations mondiales, avec des titres allemands: »Mariä Verkündigung« à Hellerau en 1913, »Christoph Kolumbus« à Berlin en 1930 (associé à Darius Milhaud) et »Die Geschichte von Sara und Tobias« à Hambourg en 1953. Claudel y était sensible, d’autant plus qu’il connaissait bien le pays de par ses activités de diplomate.

Cet ouvrage fera date dans la recherche claudélienne. Il a de fortes chances de retenir l’attention de quiconque s’intéresse au destin culturel et littéraire de la France et de l’Allemagne entre 1870 et 1950. Et permettra de se souvenir d’une chercheuse de haut vol, décédée prématurément, à notre grand regret: Christelle Brun (1968–2013).

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Peter Schnyder, Rezension von/compte rendu de: Christelle Brun, Paul Claudel et le monde germanique. Ouvrage revu et introduit par Monique Dubar, Genève (Librairie Droz) 2020, 684 p. (Histoire des idées et critique littéraire, 508), ISBN 978-2-600-05958-9, EUR 47,47., in: Francia-Recensio 2021/1, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.1.79977