Le titre trilingue de l’ouvrage en annonce d’emblée la couleur. Il s’agit non seulement d’évoquer le Triangle de Weimar, tissu informel mais réel de la coopération entre la France, l’Allemagne et la Pologne depuis 1991, et – au-delà de ce cadre chronologique – les rapports culturels entre les trois pays dans la longue durée européenne, mais également d’œuvrer à ce que le trilatéralisme en question se rapproche le plus possible du modèle du triangle équilatéral. Prenant résolument le parti de la pluralité des discours et des regards croisés sur les relations franco-germano-polonaises, il défend aussi l’idée du multilinguisme comme valeur européenne et renonce donc délibérément à l’anglais comme langue-pivot pour se présenter au contraire comme un texte polyphonique et trilingue aux contributions en français, en allemand et en polonais, dont les résumés sont traduits systématiquement dans les deux autres langues respectives.
Regroupés en deux parties, l’une axée sur l’histoire culturelle et l’autre sur l’histoire littéraire, les seize chapitres couvrent un champ thématique aussi large et ouvert que le suggère le titre du volume. Néanmoins, on ne peut reprocher aux directeurs de la publication d’avoir livré un ouvrage hétéroclite: celui-ci comporte en effet un fil d’Ariane qu’il convient de chercher dans l’esprit général de cette composition. Tout d’abord, les auteurs ont apporté un soin notable à adopter systématiquement la perspective trilatérale permettant d’éviter la juxtaposition pure et simple au bénéfice d’études croisées des relations franco-germano-polonaises.
Ensuite, les sujets traités révèlent une approche très humaniste, véritablement soucieuse d’analyser l’expérience au niveau intersociétal et interpersonnel (sans pour autant négliger le contexte interétatique). En cela, le tome correspond tout à fait à la tonalité générale de l’introduction dans laquelle l’auteur, Olivier Mentz, part du récit résumé de son parcours personnel qui l’a conduit à travailler entre, dans et sur les trois pays évoqués, pour finir par plaider la cause de ce trilatéralisme dans le cadre européen, tant sur le plan de la pratique citoyenne quotidienne que du point de vue de la perspective de recherche à adopter.
Dans leur essai de reconstruction des origines anciennes des interactions entre les trois pays, les auteurs abordent tant le Moyen Âge que l’époque moderne ou contemporaine. Dans le premier chapitre, Matthias Weber se penche ainsi sur la politique dynastique de la lignée silésienne des Piast avec ses nombreuses ramifications européennes, notamment dans le monde germanique et en France. Thomas Maria Buck analyse le moment de l’émergence progressive des conflits à teneur nationale dans l’Europe du XVe siècle. C’est toutefois davantage sur la fin du XIXe et sur le bref XXe siècle que se concentrent les études suivantes. La politique d’intégration territoriale et culturelle des confins occidentaux et orientaux de l’Allemagne wilhelminienne, entre 1871 et 1914, fait l’objet de la contribution de Susanne Kuß.
Le motif de l’observation des relations bilatérales par le pays tiers est thématisé par Lucien Calvié à partir de l’exemple du géographe français Jacques Ancel et de sa perception des rapports germano-polonais dans les années 1930. Le regard croisé gagne encore en densité dans le chapitre d’Andrea Chartier-Bunzel consacré à l’émigration politique allemande en France au cours de la première phase de la Seconde Guerre mondiale et, en particulier, à la diffusion de sa vision de la Pologne et des rapports germano-polonais. La perspective trilatérale permet également d’élargir le champ de la recherche à des sujets par ailleurs encore peu traités, comme le montre le texte de Frédéric Stroh sur le sort réservé aux homosexuels par l’Allemagne nazie dans la France et la Pologne occupées.
Miroir tant des humeurs sociales que des tendances politiques, la presse – comme instrument de lutte idéologique et géopolitique – fait l’objet des réflexions, richement illustrées, proposées par Marcin Miodek à propos de l’image de la France en Pologne communiste. Aux antipodes de la presse comme organe de propagande, »Kultura« – la revue littéraire et culturelle de l’émigration polonaise en France de 1947 à 2000 – est éclairée par Hans-Christian Trepte au filtre du regard qu’elle portait sur les relations entre la France, l’Allemagne divisée et la Pologne pendant la guerre froide.
La première partie sur les interactions culturelles se clôt sur deux études consacrées à l’actualisation et à l’actualité du trilatéralisme: Marek Hałub, persuasif, met en exergue certains épisodes historiques antérieurs de trialogue franco-germano-polonais (notamment au moment du Printemps des Peuples en 1848) pour plaider en faveur d’une plus forte légitimation du Triangle de Weimar; Adrian Madej souligne les spécificités de ce triangle par rapport à d’autres initiatives macrorégionales et transeuropéennes telles que l’initiative de coopération dite des Trois Mers associant une douzaine de pays d’Europe centrale dont l’axe nord-sud relie la Baltique, l’Adriatique et la mer Noire.
La seconde partie, plus brève, offre un choix d’études originales dont le point commun concerne, pour la plupart d’entre elles, la perception réciproque des Français, des Allemands et des Polonais à travers la littérature. Renata Dampc-Jarosz et Mirosława Czarnecka font la part belle aux femmes, évoquant des auteures encore largement ignorées par la critique littéraire, comme Therese Forster-Huber, ou bien présentant sous un angle différent des femmes de lettres plus connues, comme Bettina von Arnim. Marion Garot et Alfred Prédhumeau évoquent respectivement deux ténors littéraires juifs d’expression allemande – l’Autrichien Joseph Roth et l’Allemand Alfred Döblin – pour souligner leur parcours intellectuel, voire spirituel, au contact des cultures germanique, française et polonaise (ou slave).
Michał Skop interprète le regard littéraire allemand et polonais sur la présence militaire française en Haute-Silésie après la Première Guerre mondiale dans le contexte tendu du référendum d’autodétermination de 1921. Enfin, cette fois dans une autre perspective trilatérale ou deux fois bilatérale, Pascal Fagot compare les points de vue de la littérature ouest-allemande et des écrivains est-allemands sur l’histoire des relations germano-polonaises et les modalités de la réconciliation.
On perçoit au fil des pages, dans certaines contributions plus que dans d’autres, la volonté non seulement de présenter et d’expliquer, mais aussi de convaincre voire de militer ouvertement en faveur d’un renouveau politique de l’idée du Triangle de Weimar, délaissée par les élites dirigeantes des trois États depuis plus d’une décennie. Cet enthousiasme récurrent et motivé parvient toutefois à ne pas verser dans le prosélytisme et n’ôte rien à la qualité scientifique de l’ensemble de l’ouvrage (on notera notamment les deux précieux index à la fin). Ceci est d’autant plus remarquable que tout juste quelques mois séparent sa parution (en janvier 2020) de la conférence internationale dont il est inspiré (septembre 2019). Voilà un tour de force rare qui résulte tant de la discipline des auteurs respectifs que de la rigueur des directeurs de cette publication réussie.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Pierre-Frédéric Weber, Rezension von/compte rendu de: Andrea Chartier-Bunzel, Marek Hałub, Olivier Mentz, Matthias Weber (Hg.), Europäische Kulturbeziehungen im Weimarer Dreieck/Europejskie relacje kulturowe w ramach Trójkąta Weimarskiego/Les relations culturelles européennes au sein du Triangle de Weimar, Berlin (De Gruyter Oldenbourg) 2020, 239 S., 30 s/w, 30 farb. Abb. (Schriften des Bundesinstituts für Kultur und Geschichte der Deutschen im östlichen Europa, 80), ISBN 978-3-11-069975-3, EUR 39,95., in: Francia-Recensio 2021/1, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.1.79978