A quoi tient l’inébranlable mauvaise réputation des soldats de 1940? Devant l’Histoire, ils font figure d’éternels vaincus qu’aucune libération n’aura jamais délivré, incarnation vivante d’une défaite de la France en juin 1940 qui a été un choc mondial. Près de deux millions de prisonniers de guerre se retrouvent entre les mains de l’ennemi, bientôt transférés dans le Reich. Sur près de cinq millions d’hommes mobilisés en 1939, un cinquième avait déjà été sous les drapeaux pendant la Grande Guerre que l’on espérait être »la Der des Ders«. Si certains parviennent à s’évader alors qu’ils sont encore internés en France, la majorité est transportée en Allemagne pour y être détenue dans des Oflags ou Stalags offrant au »IIIe Reich«, pour les catégories de soldats astreintes au travail, une main d’œuvre bon marché, soumise aux privations les plus extrêmes et, comme le reste de la population, aux bombardements alliés.

Doublement prisonniers, ils sont également pris en otage par le nouvel État français qui les place au cœur du discours fondateur de la Révolution dite nationale. Forte préoccupation pour le régime de Vichy qui escompte le succès d’une politique de collaboration d’État pour obtenir de l’occupant leur libération, les prisonniers de guerre occupent une place essentielle dans les tractations – quasiment vaines – avec les vainqueurs nazis. Les quelques libérés, notamment pères de familles nombreuses, sont accueillis à grand renfort de publicité tandis que les ouvriers de la Relève doivent, par leur départ en Allemagne, permettre le retour au compte-goutte des prisonniers de guerre si tendrement choyés par le nouveau régime.

Comprendre les raisons pour lesquelles les soldats de 40 ont été si peu et si tardivement intégrés aux commémorations nationales d’après-guerre et, plus largement, au tragique de l’histoire, happés dans l’oubli engendré par le trauma général, telle est la question qui sert de fil rouge aux derniers travaux de Rémi Dalisson dont les recherches sur les fêtes sous le régime de Vichy ont fait date en ouvrant une voie d’approche originale à l’histoire des relations entre histoire et mémoire. Partant du constat que ces soldats ont été dénigrés dès leur mobilisation par la pesanteur de la »drôle de guerre«, puis par une trop rapide défaite, n’ayant su se forger une place héroïque dans les mémoires des deux guerres mondiales, entre les anciens combattants de 14‒18 ou les martyrs de la Résistance des années 1940 dont les souffrances ont été reconnues, Rémi Dalisson enquête sur les origines de cette absence de renommée, un »trou noir mémoriel« dit-il à la suite de Gilles Vergnon et d’Yves Santamaria.

Pire encore, ces soldats de 40 ont été durablement touchés par ce qu’il appelle la »fernandélisation« de toute une génération, assimilée à la figure joviale et débonnaire d’un prisonnier de guerre pas très malheureux campé par l’acteur Fernandel dans le film aux huit millions d’entrées de 1959 »La Vache et le prisonnier« d’Henri Verneuil. Afin de restituer la manière dont se fixent sur cette »génération 1940« à la fois les critiques les plus sévères – ils ne se sont pas battus affirme-t-on – et les stéréotypes les plus simplistes – ils ne se sont pas évadés pour reprendre les armes aux côtés des Alliés –, Rémi Dalisson se fonde sur des corpus d’archives originales habituellement peu sollicitées par les historiens de la mémoire.

Grâce aux nombreux témoignages publiés par les protagonistes, anciens prisonniers de guerre dont quelques-uns deviennent des évadés qui rejoignent les rangs de la Résistance, Rémi Dalisson retrace des parcours singuliers et restitue la complexité de trajectoires qui, comme souvent, n’ont rien de linéaire ni de prédéterminé. Il sonde les représentations véhiculées par les médias les plus populaires, à chaque fois soigneusement replacés dans leur contexte social et politique, tels que la radio, le cinéma, la chanson et la bande dessinée croisées avec les programmes scolaires, les discours commémoratifs et toutes les productions culturelles qui forgent une sorte de sens commun qu’il s’agit ici d’interroger et de déconstruire depuis les années de guerre jusqu’à aujourd’hui.

Les associations et sites d’anciens combattants et prisonniers de guerre ont été également sollicités pour cette étude qui relève par certains aspects d’une enquête pour cause de disparition mais fait apparaître un découpage chronologique qui aurait pu être mieux mis en relation avec les soubresauts de la mémoire de Vichy qui constitue la capsule dans laquelle se trouve durablement enfermée la figure du soldat de 40. Pourquoi et comment les soldats de 40 ont-ils été les grands absents des innombrables commémorations liées à la mémoire de la Seconde Guerre mondiale? Entre effacement et caricature, l’objet d’étude de Rémi Dalisson prend forme dans une sorte de no man’s land mémoriel alors que la Seconde Guerre mondiale se révèle, encore aujourd’hui, omniprésente dans l’évocation du passé, ce fameux »passé qui ne passe pas« selon l’heureuse formule d’Henry Rousso et Éric Conan1.

L’origine de l’opprobre jeté sur ces vaincus de 40 vient précisément du régime né de la même défaite qui a porté le sujet des »prisonniers de guerre« au premier rang de ses lamentations et revendications vis-à-vis du vainqueur, frayant ainsi la voie à une identification malheureuse entre les choix du gouvernement de Vichy et une génération dépouillée de son identité par l’usage politique qui en est fait. Rémi Dalisson identifie précisément les ressorts politiques, sociaux mais aussi psychologiques à l’origine de cet effacement mémoriel sans renoncer à s’intéresser aux réalités mêmes de cette génération, soumise à un »triple trauma« résultant de la violence des combats, de l’indifférence générale voire le rejet suscités par le retour au foyer, réactivés par la non considération par la société des souffrances spécifiques à l’enfermement de longue durée, comme si leur supposée couardise initiale les avait non seulement poussé à se rendre sans combattre mais également à cultiver la fainéantise jusqu’à »se couler une vie douce« en captivité.

Les »enfants chéris de Vichy« demeurent non seulement à l’écart des manifestations patriotiques de la Libération qui célèbrent la France combattante et les martyrs de »l’armée des ombres« mais sont délibérément confondus en une vaste catégorie des »absents« et des »rapatriés«, qui comprend ceux qui, volontaires ou requis, sont partis travailler dans le Reich, ainsi que les déportés politiques et raciaux. Rémi Dalisson tient là l’une des principales sources de cette subtilisation mémorielle inscrite dans la durée. Il faudrait également ajouter aux analyses développées dans l’ouvrage le poids des représentations véhiculées par le procès de Riom, ouvert en février et vite interrompu en avril 1942, qui peut être interprété du côté de Vichy comme le procès de la République alors que pour les Allemands il s’agit d’une revanche sur la France du traité de Versailles. Mis en scène à la fois pour se défausser des responsabilités de la défaite sur le gouvernement du Front populaire et pour plaire à Hitler qui souhaitait incriminer le même gouvernement pour avoir déclenché la guerre, le procès de Riom distille une atmosphère dans laquelle se dissout l’âpreté des combats de 40 qui sont aujourd’hui établis par la recherche historique.

Les discours du Maréchal sur cette France qui a trop revendiqué et pas assez travaillé, en référence aux grèves du Front populaire, répandent une rumeur de laisser-aller qui accrédite la thèse de soldats indolents, en partie issus des classes ouvrières occupantes d’usines, qui, à peine après avoir été envoyés au front, se font docilement faire prisonnier, sans honneur ni courage. Dans ce cadre historique largement déformé par la propagande de Vichy, le comportement caricaturé des soldats de 40 aurait constitué une preuve supplémentaire et significative de la décadence de la France républicaine.

Sous la Révolution nationale, où chaque département a sa »maison du prisonnier«, les soldats vaincus de 40, emmenés par un vieux Maréchal de France, deviennent immédiatement les prisonniers de guerre au nom desquels est censé s’accomplir le jeu politique de la collaboration d’État avec le »III Reich« qui s’avère – on le sait aujourd’hui – non seulement un mauvais calcul mais un abîme politico-militaire, menant à des compromissions à l’extrême limite du renversement d’alliance qui aurait entraîné la France à déclarer la guerre à la Grande-Bretagne. De même que la propagande de l’État français après Mers-el-Kébir a également contribué à fixer durablement les responsabilités de la défaite du côté des Britanniques et du Front populaire réputé incapable de réarmement face au danger hitlérien, la même propagande s’est emparée de la question des prisonniers de guerre pour capter une popularité qui lui a été de moins en moins reconnue.

La première partie de l’ouvrage de Rémi Dalisson se consacre à l’instrumentalisation des soldats de 40 doublement prisonniers du Reich et de la mainmise de Vichy qui en fait la principale cause justifiant la collaboration d’État, officiellement initiée à Montoire en octobre 1940. À la fin de la guerre, les prisonniers de guerre rentrent, progressivement, de manière aussi chaotique qu’ils avaient été acheminés vers le Reich, au gré des avancées alliées en territoire allemand et malgré l’état déplorable des voies et moyens de transport d’un pays soumis à d’intenses bombardements. Cette libération a pu être, pour certains, encore plus douloureuse que la capture et l’internement tant les conditions, variables, ont été difficilement supportables. On ignore le taux de mortalité engendré par ces rapatriements.

Le chapitre 3 de la première partie emprunte à Georges Brassens son titre, »Les retours: au village sans prétention, la mauvaise réputation«, refrain bien connu. Rémi Dalisson livre un chapitre très neuf sur le retour à la maison des »enfants chéris de Vichy«, sujet rarement évoqué jusqu’ici par l’historiographie, tant leur libération a été présentée par l’État français comme la justification de collusions allant jusqu’aux compromissions les moins avouables avec les vainqueurs nazis. Ils portent encore le poids de la défaite et de la honte qui s’y attache et font profil bas, parce que placés malgré eux au centre d’une politique de marchandages avec l’occupant et de discours servant la propagande du nouvel ordre européen.

La seconde partie, plus substantielle, s’attache à suivre dans le temps long de l’après-guerre et des Trente Glorieuses l’image déformée des soldats de 40 jusqu’à un relatif réveil mémoriel très récent, l’historien plaidant pour leur retour dans la mémoire nationale qui réhabiliterait leurs combats à travers la reconnaissance des souffrances physiques et morales que cette disparition silencieuse leur aurait fait endurer. À travers l’histoire d’une mémoire dont les méandres et les résurgences épousent largement celles attachées aux »années noires«, Rémi Dalisson fait aussi, de manière très neuve, l’histoire des milieux associatifs du monde ancien combattant de 39–40, de la ligne Maginot aux Stalags, Oflags et Frontstalag en y intégrant les grandes polémiques historiographiques et mémorielles, en particulier celles des années 1980 et 2000.

Ainsi évoque-t-il les déceptions et les sentiments de ces lésés de la mémoire, leur insertion dans le monde du travail, leur participation à la Reconstruction, à la construction européenne et aux Trente Glorieuses, leurs revendications pour faire reconnaître la singularité de leur place dans l’histoire de la guerre à travers des associations nationales et internationales qui voient le jour dès 1949. La consolidation de la caricature des soldats de 40 dans la décennie 1960–1970, constatée par l’historien, mérite d’être interrogée de manière à varier les critères d’explication.

L’émergence d’un antigaullisme, tout comme celle de l’antimilitarisme fort répandu chez les soixante-huitards, participe au déploiement de sarcasme, notamment cinématographique, à propos de ces soldats réputés piteux comme la guerre elle-même. Mais le comique ne crypte-t-il pas souvent le tragique? Le monde du sport aurait peut-être gagné à être également interrogé dans la mesure où il se situe dans une proximité symbolique avec le militaire auquel il emprunte le vocabulaire de l’épreuve, de la victoire et de la défaite. À travers la figure de Raymond Poulidor, éternel second du Tour de France à la popularité jamais démentie, que Roland Barthes intègre à ses »Mythologies«, la société semble procéder à l’éloge de la vulnérabilité, paradoxalement impossible à transposer sur le terrain de la guerre où elle s’assimile à la défaillance.

L’ouvrage de Rémi Dalisson offre une étude pionnière sur les mémoires plurielles des prisonniers de guerre de l’année 1940 qui vient compléter l’écheveau des prolongements commémoratifs de la Seconde Guerre mondiale. La densité de l’ouvrage tient au croisement des questionnements et des approches qui entendent rester au plus près des réalités des retours des captifs, aux problèmes liés à la non reconnaissance de la spécificité de l’expérience traumatique subie dans un contexte de mise en concurrence des catégories victimes civiles et militaires que la guerre a engendré. La massification des atteintes portées, tout au long du conflit, contre les civils a certainement contribué à mettre au second plan les victimes militaires, morts, disparus ou prisonniers français ou allemands qui ont intégré de manière relativement récente l’historiographie.

La demande sociale, différemment portée par chaque génération, a évolué en laissant surgir, selon les périodes, des nouvelles catégories de victimes dont la présence au premier rang des préoccupations a pu en masquer d’autres. Aucune mission gouvernementale n’est venue se préoccuper de la question des soldats de 40 alors que celle des persécutions antisémites a mobilisé les chercheurs et personnalités réunies au sein de la mission Mattéoli, mission d’étude sur la spoliation des juifs de France, installée par Alain Juppé en 1997 qui a rendu ses travaux à l’aube des années 2000.

Les questions liées au sort des soldats de 40 dont Rémi Dalisson se saisit augure peut-être un regain d’intérêt de la part des pouvoirs publics et, plus largement de la société, pour un sujet qui concerne de très nombreuses familles. Il permettrait de nuancer encore davantage l’histoire de la guerre et de l’occupation en en accentuant les implications ultérieures. Cet ouvrage vient par conséquent combler une réelle lacune tout en soulignant qu’une histoire de l’absence s’avère éminemment heuristique dans ce qu’elle révèle de nos sociétés toujours travaillées par les guerres qui ont eu lieu et semblent se prolonger dans les consciences.

1 Voir le compte-rendu de l’ouvrage de 1994 par Wilfried Loth: Éric Conan, Henry Rousso, Vichy, un passé qui ne passe pas, Paris (Fayard) 1994, dans: Francia 23/3 (1996), p. 298–299.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Alya Aglan, Rezension von/compte rendu de: Rémi Dalisson, Les soldats de 1940. Une génération sacrifiée, Paris (CNRS Éditions) 2020, 276 p., nombr. ill. en n/b, carte, diagr. ISBN 978-2-271-12610-8, EUR 24,00., in: Francia-Recensio 2021/1, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.1.79979