Ce livre fera date dans l’historiographie de la dénazification de l’Allemagne pour sa démarche. D’une part parce que l’auteure propose une histoire matérielle et sociale de la dénazification de la zone d’occupation britannique (ici l’épuration envisagée dans ses dimensions administrative et professionnelle et non judiciaire, de 1945 au début des années 1950), fondée sur une multitude »d’histoires individuelles« évoquant »les expériences« de la dénazification à partir notamment de sources privées (correspondances et mémoires des Nachlässe), ce qui diffère de la plupart des approches antérieures, statistiques et normatives, assises sur des sources administratives et qui ont conduit à souligner les limites de l’épuration.

D’autre part, l’étude est centrée sur la zone britannique et principalement sur son Land le plus peuplé, la Rhénanie-du-Nord-Westphalie qui, comparée à la zone américaine, conduit à mettre en évidence un grand nombre de spécificités peu connues, la dénazification des zones occidentales ayant été trop souvent analysée à l’aune de l’étude paradigmatique de Lutz Niethammer en 1972 sur la Bavière1.

Ce livre dense, mais facile à lire car privilégiant une dimension narrative en adéquation avec l’analyse qualitative des sources, se décompose en six parties, qui suivent le déroulement d’une procédure de dénazification du point de vue des acteurs, à la fois du côté de la »bureaucratie« de la dénazification et du côté des individus à épurer. Sont ainsi analysés la mise en place des multiples comités dans la zone (partie I), l’envoi des questionnaires aux personnes concernées et la manière de les remplir (partie II), la constitution des dossiers comprenant, outre les fameux questionnaires, des lettres d’attestation et d’exonération, qui supposent de contacter des voisins, des connaissances, ou des relations professionnelles et entraînent donc une correspondance délicate où les acteurs doivent quémander de l’aide, ce qui n’est pas simple (parties III et IV), l’attente et l’incertitude car dans la zone britannique les comités de dénazification fonctionnent sans communiquer, ni à la presse ni avec les individus, jusqu’à la décision des comités et la possibilité de faire appel des classements opérés dans les différentes catégories assorties parfois de sanctions (partie V). La dernière partie concerne la clôture des procédures de dénazification, qui pose la question de la destruction ou de la conservation des dossiers dans des centres d’archives, mais aussi celle, passionnante, des effets à moyen terme des procédures sur les individus et sur leur rapport personnel au passé nazi dans les années 1950, qui est loin d’être le »trait sur le passé« souvent décrit.

Le livre est percutant à plusieurs titres. D’abord, il met en exergue des spécificités de la zone britannique peu connues. Citons parmi celles-ci le fait de ne pas dénazifier l’ensemble des adultes de la zone, à l’inverse de ce qui se passe dans la zone américaine, mais seulement ceux marqués par un critère formel de compromission, principalement l’adhésion au parti nazi ou à l’une de ses organisations satellites. La zone britannique voit alors la mise en place de centaines de comités d’épuration à une échelle locale et professionnelle, un système très décentralisé voulu précisément pour pouvoir mener des enquêtes individuelles en profitant des réseaux d’interconnaissances dans les usines, les branches professionnelles et les petites villes.

Sur ce point, la comparaison avec la zone française aurait été très utile. La dénazification a visé de nombreux nazis ordinaires, issus de tous les milieux sociaux, même si on retrouve une majorité de petits et moyens fonctionnaires. La bureaucratie de la dénazification, à cette échelle locale, ne se composait pas de juristes, mais d’élus des trois partis autorisés dans la zone (SPD, CDU, KPD), de délégués syndicaux et de représentants des branches professionnelles. Leurs conditions de travail étaient extrêmement précaires du fait du manque de locaux, d’éclairage, ou de papier.

Des centaines d’Allemands, non rémunérés, ont participé à l’entreprise épuratoire. Mais cette bureaucratie ne communiquait pas officiellement vers l’extérieur, autre différence avec la zone américaine: la population ne savait rien du fonctionnement des comités, car la presse était muette, et en était réduite à solliciter des relations pour »approcher« les membres des comités. Ceci créa une atmosphère anxiogène autour de l’épuration, d’autant que les procédures s’étiraient en longueur faute de moyens suffisants. Ce fonctionnement très expérimental des comités et l’absence d’homogénéisation à l’échelle de la zone sont des résultats concrets.

Un autre apport fondamental de l’ouvrage se situe dans le rapport construit à l’occasion des procédures par les individus avec leur passé nazi personnel. Les procédures obligeaient à mettre en récit les expériences individuelles durant les années brunes et la plupart des acteurs ajoutaient au questionnaire obligatoire des égo-documents racontant tel ou tel épisode prouvant, selon eux, leur distance »intérieure« avec un régime qu’ils avaient pourtant servi dans ses organisations. Bien que non critique, ce rapport au passé individuel fut fondamental pour comprendre la manière dont les individus passèrent de la dictature nazie à la République fédérale: ils purent construire un récit acceptable (de leur point de vue) de leur trajectoire, mettant en avant la continuité de leur intégrité malgré la rupture de 1945. Les différents épisodes relatés dans les dossiers de dénazification furent ensuite mémorisés et resservis, au début des années 1950, lors des interviews menées par l’Institut für Sozialforschung que l’auteure étudie à la fin. Sa thèse est ainsi que le passé individuel nazi fut soumis lors de l’épuration à une grille d’analyse, qui servit de matrice quand il fallut plus tard évoquer les années brunes.

Deux limites peuvent être trouvées à cet ouvrage. La première est que l’auteure utilise peu la catégorie du genre pour l’analyse de la dénazification, alors que les hommes sont plus concernés que les femmes dans les procédures. Existe-il une manière »genrée« de remplir un dossier de dénazification? De même, la »bureaucratie de la dénazification« est essentiellement masculine: quelles sont les conséquences de cette absence de femme dans la machine épuratoire? Une seconde limite est la focale centrée sur les zones anglo-américaines. La zone française d’occupation est très peu évoquée, ni d’ailleurs les travaux français sur celle-ci. Et la zone soviétique est totalement absente.

1 Lutz Niethammer, Entnazifizierung in Bayern. Säuberung u. Rehabilitierung unter amerikanischer Besatzung, Francfort/M. 1972.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Marie-Bénédicte Vincent, Rezension von/compte rendu de: Hanne Leßau, Entnazifizierungsgeschichten. Die Auseinandersetzung mit der eigenen NS-Vergangenheit in der frühen Nachkriegszeit, Göttingen (Wallstein) 2020, 526 S., zahlr. Abb., ISBN 978-3-8353-3514-1, EUR 46,00., in: Francia-Recensio 2021/1, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.1.80027