Dans un contexte de remise en cause pluriel tant du parlementarisme que du »libéralisme consensuel«1, le débat public et historiographique allemand se passionne pour l’histoire de la démocratie, ou plutôt, pour le »grand récit« de la démocratie. Qui en sont les héros, les héroïnes, les oubliées (en particulier les femmes)2? Peut-on écrire une histoire »allemande« de la démocratie3? Quelles »leçons« tirer de l’histoire de la démocratie au présent, dans un pays qui porte une telle importance à l’éducation à la citoyenneté?

C’est dans ce contexte éditorial dynamique que s’intègre l’essai stimulant d’Ute Daniel proposant une »démocratie post-héroïque«. S’adressant à un large public, la professeure d’histoire contemporaine à l’Université de Brunswick prend position contre un récit téléologique infantilisant de la démocratisation, qui, pour appeler à la défense des institutions démocratiques contemporaines, insiste sur des »leçons« et »remèdes miracles« et glorifie la lutte d’héros et héroïnes contre le pouvoir des despotes (p. 7). Sans y projeter ni de »master plan« rétrospectif (p. 13) ni nos idéaux démocratiques contemporains, elle propose d’historiciser l’émergence du »gouvernement parlementaire« comme réponse pratique à un problème concret rencontré par les acteurs de l’époque : assurer la stabilité du gouvernement face au parlement (p. 9). Ute Daniel prend pour cela la comparaison classique entre Royaume-Uni et Allemagne à rebours – l’historiographie allemande post-1945 a en effet longtemps pris le parlementarisme britannique comme standard pour mesurer le »retard« de l’Empire allemand, un présupposé normatif et développementaliste contestable (p. 17). Ute Daniel centre son récit sur deux réformes majeures et concomitantes dans les deux pays, ce qui lui permet de jouer avec la périodisation: l’introduction du suffrage universel masculin pour la Confédération de l’Allemagne du Nord en 1866/1867; le Second Reform Act qui rééquilibre le cens électoral en faveur des villes au Royaume-Uni en 1867.

En contrepoint de l’image classique d’un »seuil« de démocratisation, le premier chapitre aborde cette période de 1866–1867 comme »point de bascule« qui, une fois enclenché, prend une dynamique propre aux conséquences inattendues pour les acteurs politiques. Dans les deux pays, ces réformes sont conduites par des décideurs conservateurs – le ministre-président prussien Otto von Bismarck, le gouvernement de Lord Derby – qui y voient avant tout un levier pour stabiliser leur pouvoir. Le premier compte sur la loyauté monarchique du nouvel électorat pour affaiblir durablement la majorité parlementaire libérale – une erreur de calcul, puisqu’il doit finalement compter avec la montée en puissance de deux nouvelles oppositions: le Centre catholique et la social-démocratie. Au Royaume-Uni, les conservateurs au pouvoir visent, eux aussi, à couper l’herbe sous le pied des libéraux, sans imaginer que l’extension du suffrage changera durablement la mécanique institutionnelle en rendant la constitution du gouvernement tributaire des résultats électoraux.

Dans son deuxième chapitre, Ute Daniel revient sur les transformations d’»avant« 1866–1867 qui ont contribué à rendre la question des relations entre gouvernement et parlement si brûlante. Au Royaume-Uni, la réforme électorale précédente (1832), qui visait déjà à limiter les leviers de pression de la Couronne et des Lords sur la Chambre des communes, a eu pour effet de renforcer cette dernière, mais aussi d’affaiblir les gouvernements successifs, peinant à discipliner les députés. Dans les États allemands post-1815 qui maintiennent un cadre institutionnel monarchique et limitent les libertés politiques, Ute Daniel décrit une montée en puissance latente des parlements, notamment par le levier du budget, qui finissent par déstabiliser des gouvernements ne pouvant pas non plus s’appuyer sur une majorité parlementaire.

Enfin, le troisième chapitre décrypte les dynamiques de long terme enclenchées par 1866–1867 dans chaque pays. Dans l’Empire allemand, les conséquences du suffrage universel masculin et notamment le pouvoir de nuisance, malgré la répression bismarckienne, du centre catholique puis des sociaux-démocrates, sert de chiffon rouge contre de nouvelles extensions du suffrage au niveau des Etats et suscite une aversion générale contre le pouvoir des partis. La constitution des gouvernements reste d’ailleurs une prérogative monarchique – un modèle d’exécutif fort qui sera repris dans la constitution de la république de Weimar.

Au Royaume-Uni, l’extension du suffrage de 1867 (prolongée par la réforme de 1884) a également des conséquences non anticipées par les acteurs: les nouvelles contraintes des campagnes électorales poussent à une meilleure organisation des partis, qui disciplinent en outre de plus en plus l’action des parlementaires. Le parliamentary government devient party government, une fusion entre parti majoritaire et gouvernement qui n’est pas bien perçue par les contemporains et explique aussi les réticences à élargir encore davantage le suffrage jusqu’en 1918 (suffrage universel masculin) et 1928 (féminin).

L’analyse d’Ute Daniel propose donc un récit des débuts du parlementarisme fondé sur les pratiques concrètes des acteurs, à l’encontre d’une idéalisation de leurs intentions et même de leurs calculs – ce qui résout le faux paradoxe de voir des conservateurs porter des extensions du suffrage. Sa focale sur les décideurs des réformes électorales, Bismarck en tête, rend cependant son récit davantage anti- que post-héroïque, ce qui nécessiterait sans doute une approche plus large de la démocratie vue d’»en bas«. On peut également s’étonner qu’elle n’étudie pas l’envers colonial de l’extension du suffrage en Europe, à savoir l'occupation de territoires dont les populations sont dans leur immense majorité exclues des droits politiques.

Mais Ute Daniel a le grand mérite de rappeler que les différentes modalités nationales de gouvernement parlementaire ne sont que des réponses forcément contingentes à un problème récurrent: pouvoir gouverner avec un parlement plus ou moins largement élu. Sa conclusion appelle à ne pas se complaire dans la seule défense de ce legs historique forcément imparfait, mais à se saisir des détours, hasards et futurs non advenus de l’histoire pour enrichir nos démocraties parlementaires contemporaines de nouveaux possibles, des votations populaires à la suisse aux assemblées citoyennes irlandaises.

1 Pour une discussion récente de ce concept, Julia Angster, Das Ende des Konsensliberalismus. Zur Erosion einer Werteordnung »nach dem Boom«, dans: Christian Marx, Morten Reitmayer (dir.), Die offene Moderne – Gesellschaften im 20. Jahrhundert. Festschrift für Lutz Raphael zum 65. Geburtstag, Göttingen 2020, p. 189–213.
2 Hedwig Richter, Kerstin Wolff, Demokratiegeschichte als Frauengeschichte, dans: Hedwig Richter, Kerstin Wolff (dir.), Frauenwahlrecht. Demokratisierung der Demokratie in Deutschland und Europa, Hamburg 2018, p. 7–32.
3 C’est l’ambition du dernier livre de l’historienne Hedwig Richter, qui a fait l’objet tant d’éloges que de critiques, Hedwig Richter, Demokratie. Eine deutsche Affäre. Vom 18. Jahrhundert bis zur Gegenwart, Munich 2020.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Zoé Kergomard, Rezension von/compte rendu de: Ute Daniel, Postheroische Demokratiegeschichte, Hamburg (Hamburger Edition) 2020, 168 S. (kleine reihe), ISBN 978-3-86854-345-2, EUR 9,99., in: Francia-Recensio 2021/1, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.1.80059