Le livre commence, de manière vivante, par le rappel d’une émission célèbre des débuts de la télévision en 1965 appelée »L’enseignement de la philosophie«. Dans cette émission s’opposent Georges Canguilhem, qui devait former des générations d’épistémologues, et Alain Badiou, tenant d’un marxisme dogmatique. G. Canguilhelm y affirma qu’il n’y avait aucune vérité en philosophie, la réservant à la science, ce qui suscita de l’émoi chez les étudiants qui étaient les principaux téléspectateurs sur le plateau. La philosophie n’était-elle pas en effet aux yeux de ces jeunes penseurs la pourvoyeuse de cette recherche de vérité?
En réalité, G. Canguilhem prenait en compte la différence croissante qui s’était opérée en Europe, et plus généralement en France depuis le début du XXe siècle, entre l’histoire des sciences telle qu’elle avait été pratiquée au XIXe siècle et l’épistémologie telle qu’elle était apparue vers 1900 sous la forme d’une discipline cherchant son autonomie, enserrée qu’elle était entre la philosophie et les sciences dures. Elle avait pour dessein de réfléchir la science sans la pratiquer, mais penchait plutôt du côté philosophique. Dans cet espace étroit, G. Canguilhem pouvait choisir de faire de cet espace réflexif un simple commentaire de ce qui se faisait dans les sciences ou accepter l’hypothèse de leur autonomisation, ce qui pouvait apparaître comme une forme de dégradation philosophique au profit des sciences dures, s’éloignant ainsi de la tradition instaurée par Gaston Bachelard.
Cette discussion mettait en avant une caractéristique importante d’un style de pensée ou d’un collectif de pensée. La portée de la réflexion de G. Canguilhem n’était pas anodine dans la mesure où il se trouvait être le formateur des jeunes penseurs les plus brillants de l’époque: Michel Foucault, Michel Serres ou Pierre Bourdieu. S’y rattachaient des figures de la génération précédente comme Louis Althusser (G. Canguilhem était né en 1905, Althusser en 1918) ou comme Jacques Derrida qui avait été son assistant entre 1960 et 1964. Mais Edgar Morin, Michel de Certeau, Jean Braudillard, Gilles Deleuze ou Claude Lévi-Strauss et leurs réseaux franco-américains ou intellectuels parisiens ne restèrent pas à l’écart de ces débats.
Avec sa double position de professeur à l’École normale supérieure et de titulaire de la chaire d’histoire des sciences à La Sorbonne depuis 1955, le philosophe et médecin avait atteint une position hégémonique qui avait été celle avant lui d’Émile Durkheim dans le registre de la sociologie avait choisi. Autour de G. Canguilhem se regroupèrent les principaux courants et tendances de l’époque, allant des marxistes jusqu’aux structuralistes en passant par les psycho-analystes façonnés par Jacques Lacan. Onur Erdur s’arrête sur quelques-unes de ces relations, notamment celle de G. Canguilhem avec M. Foucault, dont on voit qu’elles furent décisives pour l’auteur de »L’histoire de la folie à l’âge classique«. Poussée dans ses retranchements, cette épistémologie devint, à partir du droit à l’objectivation qui la caractérisa, une philosophie sans sujet ou un antihumanisme théorique.
Mais cette ruche philosophique foisonnante des années 1950 et 1960 eut ceci de particulier qu’elle croisa la biologie de façon fructueuse. Si l’épistémologie était en ébullition, la biologie n’en était pas en reste. Les biologistes François Jacob, Jacques Monod et André Lwoff furent en effet nommés lauréats du prix Nobel qui leur fut décerné le 14 octobre 1965. Leurs travaux sur l’ADN et l’ARN furent récompensés: ils avaient démontré comment la cellule peut transmettre le plan de chacune des molécules qu’elle possède. Cependant J. Monod se présentant à la presse ne voulait pas parler de découverte au sens traditionnel du terme. Au lieu de présenter leurs travaux comme une révolution pour la biologie, les chercheurs situèrent leur démarche dans le cadre du développement exponentiel de la biologie moléculaire, montrant quelle difficulté recélait la présentation de travaux scientifiques à un large public.
On aurait pu penser que l’anoblissement des biologistes eût pu être l’objet pour la France gaulliste d’une autopromotion nationale. Pourtant, il n’en fut rien, ni de la part du général de Gaulle, ni par le truchement de Georges Pompidou. En effet, les prix Nobel n’étaient pas sur la même ligne politique que le gouvernement, les trois tenants de la distinction ayant appartenu en mai 1958 au Comité universitaire pour la défense de la République qui s’était opposé à l’arrivée au pouvoir du fondateur de la Ve République. Le 8 mai 1968, soit dix années plus tard, cinq prix Nobel dont le même biologiste Jacques Monod appelaient le président français Charles de Gaulle à calmer les affrontements entre le mouvement étudiant et le pouvoir d’État et à accorder une amnistie aux étudiants condamnés. Très symboliquement, la montée en puissance des biologistes s’accompagna d’un désamour pour les icônes qui avaient été les maîtres à penser d’une génération comme Louis Althusser, dont le rôle était désormais considéré comme dépassé et sans rapport avec la pratique de la révolte.
Le basculement fut double et perceptible: l’épistémologie générée par la rencontre fructueuse de la biologie dans une période de plénitude et la philosophie fit pour un temps de l’épistémologie le point de référence déterminant de la pensée intellectuelle en France en lieu et place de la phénoménologie et de l’existentialisme. Elle eut des répercussions jusque dans le domaine politique, l’auteur récusant ainsi toute neutralité du contexte scientifique sur l’incidence des événements.
Cette histoire de la réception de la biologie moléculaire ne s’épuise pas dans la présentation d’une histoire des idées, mais retrace de façon très vivante les acteurs en présence, la circulation des concepts et des connaissances, les motivations et les intérêts à l’œuvre, et, chose plus rare, le rôle du public français, toujours en quête de penseurs charismatiques. Cette révolution scientifique dans les sciences de la vie a atteint un auditoire attentif.
Méthodologiquement bien structuré, convaincant dans sa présentation, concis au plan narratif et très stimulant, Onur Erdur retrace sur la base de divers événements les césures dans le cours des deux décennies comprises entre 1950 et le mitan des années 1970. Le récit, structuré chronologiquement en fonction des étapes et des domaines problématiques, montre, à partir de la prétention philosophique de Bachelard à totaliser la contemporanéité avec les sciences, comment le bouleversement de la biologie moléculaire a initié un renouveau épistémologique avec des répercussions notables au-delà de son cadre propre, y compris sur les sciences sociales, et a favorisé les tendances à la biologisation de la recherche en sciences humaines.
À partir de 1975, le cadre de référence de la biologie et de la philosophie a commencé à devenir moins prégnant. Il n’en reste pas moins que l’influence qu’a pu avoir Jean-François Lyotard en matière de post-modernisme et celle décisive de Bruno Latour aujourd’hui sont les héritières du débat qui fit fureur pendant ces années épistémologiques, selon la dénomination que leur a donnée l’auteur de cet excellent ouvrage.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Jean-Louis Georget, Rezension von/compte rendu de: Onur Erdur, Die epistemologischen Jahre. Philosophie und Biologie in Frankreich, 1960–1980, Zürich (Chronos) 2018, 392 S., 10 s/w Abb. (Interferenzen – Studien zur Kulturgeschichte der Technik, 4), ISBN 978-3-0340-1382-6, CHF 48,00., in: Francia-Recensio 2021/1, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.1.80062