Avec cet ouvrage qui rassemble les résultats de deux décennies de recherche, Eric Jennings retrace les itinéraires de ces réfugiés de toute l’Europe de la fin des années 1930 qui avaient cru trouver en France un asile. Ces républicains espagnols, juifs allemands et autrichiens, antifascistes italiens sont confrontés, avant même la déclaration de guerre en septembre 1939, à la réalité d’un pays qui se prépare à la guerre. La parenthèse de liberté, dont ils ont brièvement pu jouir dans l’exil, se referme brutalement à l’automne 1938, au profit d’un enfermement destiné à protéger la France des agents d’une cinquième colonne à laquelle ils sont immédiatement suspectés d’appartenir. Pour eux commence alors la période de l’internement dans les camps que le nouveau régime de Vichy hérite des derniers mois de la Troisième République. Loin de chercher à les démanteler, il les utilisera comme camps de transit, pour les »étrangers indésirables«, avant d’en faire les antichambres de la déportation.
Pour ceux qui ont réussi à échapper assez tôt à cet internement se pose alors la question d’un nouveau départ qui est compliqué par leur situation d’étrangers, voire d’apatrides pour ceux qui sont victimes des lois de dénaturalisation. À cette première difficulté s’ajoutent la précarité financière, qui se révèle très discriminante (les autorités de Vichy exigeant le versement du paiement du voyage avant le départ), et l’isolement social qui les prive de l’entregent indispensable pour obtenir les visas indispensables à la sortie du territoire et à l’accueil dans un pays tiers. Cette porte de sortie, déjà étroite en raison des difficultés matérielles, se referme encore davantage à partir du début de l’année 1941 avec la raréfaction des pays d’accueil qui s’inquiètent de cette arrivée de réfugiés.
De manière en apparence paradoxale, leur départ est cependant encouragé par le nouveau régime, malgré les tensions entre les départements ministériels du gouvernement à Vichy. Mais en dépit des réticences des colonies, qui mettent en avant la situation périlleuse dans laquelle elles se trouvent déjà, la volonté du ministre de l’intérieur, Marcel Peyrouton, l’emporte. Autant pour mettre un terme à une situation humaine insupportable que pour se débarrasser de ces indésirables, il pèse de tout son poids pour faciliter leur départ. Entre juillet 1940 et juin 1941, selon les estimations d’Eric Jennings, ce sont environ 5000 personnes qui, seuls ou en famille, réussissent à joindre la Martinique, ultime étape avant l’immigration aux États-Unis.
Mais l’intérêt du propos d’Eric Jennings ne se limite naturellement pas au rappel, bien connu, de la politique d’exclusion du régime de Vichy. L’ambition est bien plus de retracer les itinéraires singuliers de ces individus, parfois de ces familles, qui, après avoir réussi à passer les obstacles administratifs et financiers, embarquent sur des navires de commerce soumis aux aléas et aux contraintes d’une traversée transatlantique. Bien plus que la crainte du torpillage, c’est l’ennui qui menace le moral des passagers qui reconstituent à bord les sociabilités du temps de paix et de la terre ferme, mais aussi les hiérarchies qui y sont associées. Débarqués à la Martinique, ils sont accueillis avec le peu d’enthousiasme que pouvaient laisser supposer, avant leur départ, les correspondances en provenance des colonies, nullement désireuses de s’encombrer de bouches à nourrir supplémentaires. Traités rudement par »une soldatesque en proie à une forme collective de dérangement social«, comme le rappelle Claude Levi-Strauss dans »Tristes Tropiques«, ils sont aussi victimes de la méfiance qui touche tout particulièrement les réfugiés allemands que leur origine fait apparaître comme autant d’espions en puissance.
C’est la raison pour laquelle ils sont immédiatement placés dans les deux camps du Lazaret et de Balata, en transit, dans l’attente de la poursuite de leur périple vers les États-Unis. Ceux d’entre eux, plus fortunés, qui ont les moyens de s’installer à l’hôtel réussissent tout de même à nouer des contacts, dont certains perdureront après la guerre, et à tisser des liens, amicaux et intellectuels, dont l’influence se fera sentir durablement de part et d’autre.
Il y a incontestablement un remarquable travail d’érudition de la part d’Eric Jennings qui, au travers de ces itinéraires singuliers, rappelle et illustre toute l’importance des organisations internationales. Elles mettent en effet en place les conditions matérielles de ce qui apparaît rétrospectivement comme un sauvetage en fournissant les sésames indispensables au départ (passeports, visas, lettres de recommandation, promesses de travail d’employeurs américains). Mais beaucoup doivent aussi leur salut, au dernier moment, à l’action humble mais non moins déterminante, d’une poignée de fonctionnaires, en France, qui rusent avec les textes réglementaires et facilitent les départs.
Si les quelques pages sur les Antilles dans la Seconde Guerre mondiale s’inscrivent dans une veine historiographique largement étayée depuis une trentaine d’années, l’intérêt de l’ouvrage tient à la qualité des portraits que l’auteur brosse de ces exilés de la filière martiniquaise: ceux qui ont écrit sur leur exode et sur la Martinique, et qui sont souvent les plus illustres de ces voyageurs (Levi-Strauss, André Breton, Victor Serge), mais aussi ceux, moins connus, des réfugiés allemands (Minna Flake, Josef Breitenbach, Anna Seghers, Eric Itor Kahn) ou de l’homme politique espagnol Luis Fenandez Clérigo.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Jean-Baptiste Bruneau, Rezension von/compte rendu de: Eric Jennings, Les bateaux de l’espoir. Vichy, les réfugiés et la filière martiniquaise, Paris (CNRS Éditions) 2020, 328 p., ISBN 978-2-271-11800-4, EUR 25,00., in: Francia-Recensio 2021/1, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.1.80065