D'ordinaire, les impacts du »tournant archivistique« sur la culture mémorielle et l'»impulsion de l'archive« (Hal Foster) dans l'art contemporain sont étudiés séparément. L'auteure du présent ouvrage, Dora Osborne, s'est attelée à analyser leur rencontre sur un terrain emblématique, la »culture de mémoire« (Erinnerungskultur) en Allemagne. Depuis 2000, une multiplication de colloques, d’expositions, et d’ouvrages sur l’»archival fever«1 dans l’art constitue une terre d’accueil fertile à cet ouvrage. L’auteure s’intéresse à l’impact des structures, des espaces et des matériaux archivistiques sur la culture de mémoire et se demande »comment le matériau d’archive [y] est utilisé et représenté« (p. 9). Elle étudie non seulement ce que l’archive fait à la société (»tournant archivistique«), mais aussi comment la société façonne l’archive (»tournant documentaire«).
Positionnant au fondement de l’ouvrage une dynamique allant de l’»archive comme source« vers l’»archive comme sujet« (Ann Laura Stoler2), l’auteure fait écho à la réflexion ancrée dans le champ historien depuis les années 2000 sur »la mise en source«. Mais elle se recentre aussi sur les composantes esthétiques de l’archive ainsi que sur sa capacité à »matérialiser, à visualiser le travail de mémoire et à le mettre en récit« (p. 1). Une série d’études de cas ‒ mémoriaux, films documentaires, spectacles de théâtre documentaire, œuvres littéraires de prose ‒ démontre l’interrogation par les artistes de l’archive écrite. Ces artistes de la génération »post-mémoire« se tournent massivement vers le document à une époque où disparaissent les témoins directs. Scruter les façons dont la mémoire est construite et médiée implique d’interroger la construction de l’archive. Soulignant dans sa conclusion que le »travail d’archive« doit être sans cesse réengagé, Osborne rejoint depuis le terrain artistique le constat dressé aussi bien par Étienne Anheim et Olivier Poncet, qui qualifient l’archive d’»organisme vivant«, que par Terry Cook et Joan M. Schwartz.
Structuration de l’archive par le pouvoir
À la manière des artistes lors du »tournant archivistique«, Osborne s’intéresse à l’archive comme »connecteur« entre événement historique et mémoire. Le fil rouge de l’ouvrage est le façonnement du document archivistique par les structures du pouvoir. D’une part, l'auteure s’appuie sur les philosophes et historiens traditionnellement mobilisés sur ce problème: Derrida, Foucault, Ricœur … L’archive se présente à la fois comme un »trope littéraire« dans la perspective de Derrida, comme constitutive du souvenir et de l’oubli (p. 26) et comme une possibilité de déployer une approche phénoménologique. D’autre part, Osborne cible les constats que les artistes dressent à propos des silences de l’archive, de la violence qu’elle continue à véhiculer et de la désignation en creux de l’absence béante d'une masse documentaire qui n’a jamais été conservée.
Films et spectacles du théâtre documentaires portent sur les familles marquées par la présence de membres du NSDAP, sur des phénomènes sociaux (appropriations de »biens juifs«) et sur la révélation d’un passé nazi structurant des institutions entières. La fascination pour la trace et le vertige éprouvé au contact physique avec l’archive, décrits par Arlette Farge, sont prégnants pour les artistes. Cela fait partie de savoirs dits chauds, émotionnels, qui sont interrogés progressivement dans une démarche post-moderne. Les documentaristes de la jeune génération emboîtent le pas à Harun Farocki, en inspectant les signaux et les omissions du document, les variations de son fonctionnement suivant les visées et les identités de ceux qui en font l’usage.
L’ouvrage offre des exemples saisissants d’un écart entre le document officiel et l’archive familiale. Le premier bouscule la seconde (documents conservés et récits stabilisés). Fréquemment, l’archive officielle n’amène pas de nouvelles preuves, mais cimente les savoirs acquis et souvent refoulés. Elle devient un lieu de »désaveu et de silence« (p. 127).
Si dans la plupart des cas les artistes entreprennent un travail d’historien, un cas d’étude se rapproche véritablement de la démarche des archivistes professionnels qui décrivaient les fonds mettant au jour une intelligibilité spécifique des documents. Le film documentaire »Menschliches Versagen« de Michael Verhoeven (2008) porte sur la confiscation des »biens juifs« et profite de la récente ouverture de fonds. Des inventaires impersonnels dégagent une violence singulière, ne laissent rien entendre de la voix des victimes. À la froideur de ces documents administratifs, Verhoeven oppose des récits personnels sur l’évitement de l’»aryanisation des biens« (détruire les objets ou les cacher chez des non-juifs, par exemple). Ce faisant, le cinéaste renverse l’idée que le document parle de lui-même.
Limites de l’implication de la société
Tandis que la plupart des études se concentrent sur le »tournant archivistique« dans les politiques mémorielles, l’ouvrage apporte de nouveaux savoirs sur les réactions sociétales. Premièrement, plusieurs artistes suscitent une production de connaissances »par le bas«. Ainsi, le mémorial »décentralisé« Stolpersteine de Gunter Demnig s’appuie sur un recueil de données par des habitants, sur la mobilisation de réseaux sociaux pour dépouiller les archives, déposer des pierres, rédiger des biographies de victimes. Dans la même veine, les hommes de théâtre Matthias Neukirch et Julian Klein soumettent aux spectateurs la documentation écrite, sollicitent leurs retours critiques et intègrent ceux-ci dans les spectacles ultérieurs. Une telle co-construction de l’œuvre fait écho aux études sur sciences et recherches participatives.
Deuxièmement, Osborne relève les objections de communautés face à l’archive et aux démarches mémorielles. Par exemple, localement les Roms et les Sinti s’opposent à ce que les noms des individus figurent sur les objets publics. Troisièmement, ce travail de mémoire par l’art se confronte à certaines limites. Citons parmi celles-ci la disparité géographique de l’accès aux sources et la faible réflexivité des historiens amateurs qui reprennent les catégories forgées par les nazis. Du reste, les familles figurant dans des documentaires étudiés détournent leurs yeux des documents et sélectionnent rigoureusement ceux qui conviennent à leurs récits stabilisés. De la sorte, les œuvres examinées mettent au jour un écart entre le travail de mémoire institutionnel et son faible impact sur les mémoires individuelles.
Un examen des pratiques artistiques enrichirait incontestablement l’analyse interne des œuvres à laquelle recourt l’auteure, tout en faisant ponctuellement appel à la presse pour donner à voir des réactions sociales. Un examen de la fabrication et de la réception des œuvres permettrait de rendre saillantes une réflexivité des artistes, leur confrontation graduelle aux archives et aux exigences de publics. Outre la méthode, il aurait également été intéressant d’explorer les spécificités propres aux anciennes RDA et RFA, tout comme les gestions mémorielles ancrées dans divers contextes locaux. Distinguer les pratiques constitutives du »tournant archivistique« dans l’art des thèmes traités autoriserait à réfléchir aux rapports évolutifs des sociétés à l’usage des archives dans l’art et dans l’espace public.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Irina Tcherneva, Rezension von/compte rendu de: Dora Osborne, What Remains. The Post-Holocaust Archive in German Memory Culture, Rochester, NY (Camden House) 2020, XII‒226 p., 5 b/w ill. (Dialogue and Disjunction: Studies in Jewish German Literature, Culture & Thought), ISBN 978-1-64014-052-3, GBP 5,00., in: Francia-Recensio 2021/1, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.1.80088