L’ouvrage de Kiran Klaus Patel et Hans Christian Röhl porte sur une période encore relativement vierge pour la recherche historique sur la construction européenne: celle de la mise en place du marché commun entre la signature de l’Acte unique européen en 1985 et celle du traité de Maastricht en 1992. Il propose de croiser deux perspectives disciplinaires – celle de l’histoire du temps présent, dont Kiran Klaus Patel est spécialiste, et celle de la science juridique, ou plus précisément du droit administratif, représentée par Hans Christian Röhl. Le choix de cette période s’explique en premier lieu par la volonté des deux auteurs de faire œuvre de pionniers en explorant les archives déjà disponibles, malgré leur caractère nécessairement partiel et fragmenté.
Ils entendent également contribuer à réhabiliter cette période jusqu’à présent restée dans l’ombre du traité de Maastricht et de la période continue de réformes institutionnelles qui s’en est suivi. La problématique de l’ouvrage pourrait se résumer en deux temps. D’un côté, la période 1985–1992 marquerait une transformation décisive de la nature du droit européen, au point de pouvoir être qualifié de véritable »Constitutional Moment«. De l’autre, cette transformation décisive s’est accomplie sans bruit, sans entraîner de réactions de la part des citoyens ni de transformation équivalente des administrations nationales.
Suivant un premier chapitre méthodologique, le deuxième chapitre propose de montrer comment cette transformation silencieuse s’est opérée à travers les innovations adoptées par les États membres dans leur mode de prise de décision et leurs instruments législatifs au niveau européen. L’édification du Marché unique, prévue par l’Acte unique européen de 1985, a en effet été le prétexte ad hoc pour rompre avec un mode d’intégration qui avait fait ses preuves jusqu’alors sous l’égide de la Cour de justice des Communautés européennes: l’intégration par la jurisprudence (integration through law), notamment à travers les principes de »reconnaissance mutuelle« permettant la libre-circulation de certains biens dans l’espace de la Communauté économique. Le saut qualitatif du Marché commun se situe dans l’adoption de normes minimales communes par les États par le biais de directives, laissant aux États la liberté de transposer ces dispositions dans leurs droits nationaux.
Cette activité législative nouvelle n’est cependant pas perçue immédiatement comme telle dans l’espace national. C’est ce que montre le troisième chapitre – le plus riche du point de vue du matériaux archivistique – consacré aux réactions des différents segments de la structure administrative et politique fédérale allemande. En s’appuyant sur les archives issues de différents ministères aux niveau fédéral et régionaux, Kirian Klaus Patel montre que les réactions du Bundestag et des deux administrations qui déterminent traditionnellement la politique européenne de l’Allemagne – le Auswärtiges Amt et le Bundesministerium für Wirtschaft – à ces transformations sont globalement mesurées et qu’elles indiquent plutôt une grande continuité. Seuls les Länder et leurs représentants opposent une véritable résistance, notamment dans les domaines comme l’audiovisuel qui touchent directement au pacte fédéral avec le Bund.
Le chapitre suivant est consacré aux controverses juridiques ayant trait au marché européen de la banane, devenu un symbole de l’hyper-bureaucratisation de l’Union européenne en même temps qu’un motif de recours juridiques devant les instances internationales du GATT et de l’OMC et le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe. À travers ce cas d’étude, les deux auteurs montrent comment l’Union européenne et les États membres parviennent à imposer une solution pragmatique pour l’organisation de ce marché finit par s’imposer contre d’autres instances internationales de régulation.
Si les deux auteurs reconnaissent volontiers le caractère exploratoire de leur entreprise, on ne manquera pas de regretter le manque de perspectives théoriques ouvertes par cet ouvrage. En assumant un parti-pris résolument pragmatique et en tournant volontairement le dos aux notions englobantes comme celle de »néo-libéralisme«, les deux auteurs semblent incapables d’offrir, à partir de la multitude de règlementations étudiés, une hiérarchisation claire des facteurs qui expliqueraient le changement de structure qu’ils mettent en évidence.
Le choix de s’en tenir à observer la »réalité« des rapports juridiques créés entre l’Union européenne et ses États membres s’explique en partie, comme le souligne Andreas Wirsching dans la postface de l’ouvrage, par une volonté de tenir à distance les mythes véhiculés dans le débat public par les eurosceptiques de droite et de gauche. À ce titre, les réflexions livrées du point de vue de la science juridique sur la nature de l’Union européenne et de son droit ont le grand mérite de ramener à de justes proportions un débat souvent saturé de représentations normatives de l’État et de la souveraineté nationale.
Cependant, on peut douter qu’en défendant la thèse selon laquelle les États-membres auraient dès les années 1980 consenti des transferts de souveraineté irréversibles et perdu par conséquent leur caractère d’État au sens classique, le plaidoyer des auteurs puisse toucher la cible qu’il s’assigne: le discours »populiste« des eurosceptiques. Ce refus d’entrer dans des débats théoriques se traduit en outre par un dialogue trop superficiel avec les travaux en science politique qui mobilisent déjà pour leur part largement une approche historique et portent pour certains sur la même période – on pense ici par exemple aux travaux de Karen Alter ou de Nicolas Jabko. Sans nécessairement aller jusqu’à s’engager dans un débat sur les modèles explicatifs du changement, ce dialogue aurait au moins permis, sur un plan descriptif, de préciser le contenu d’une notion comme celle d’»européanisation«, mobilisée centralement dans le chapitre 3.
À bien des égards, le principal mérite de l’ouvrage est d’ouvrir des pistes d’interprétation qui pourront orienter les futures recherches portant sur l’émergence du Marché commun. Il est à craindre, cependant, qu’il laisse sur sa faim tant les juristes que les historiens qui y chercheraient un renouvellement du cadre méthodologique et théorique de la recherche historique sur l’Union européenne. S’il s’agit donc pour les auteurs de faire œuvre programmatique plutôt que d’exposer les résultats d’une recherche totalement achevée, on pourra également regretter la pauvreté du travail d’édition: l’ouvrage ne comporte ni index analytique, ni table des abréviations, pourtant utilisées sans parcimonie dans les différents chapitres.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Christophe Majastre, Rezension von/compte rendu de: Kiran Klaus Patel, Hans Christian Röhl, Transformation durch Recht. Geschichte und Jurisprudenz Europäischer Integration 1985–1992. Mit einem Kommentar von Andreas Wirsching, Tübingen (Mohr Siebeck) 2020, XIV‒345 S., ISBN 978-3-16-159020-7, EUR 29,00., in: Francia-Recensio 2021/1, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.1.80089