Sur le terrain du droit des pays belligérants pendant la Première Guerre mondiale, qui a attiré l’attention à l’occasion du centenaire de la guerre et des traités lui mettant fin, l’ouvrage de Philipp Siegert propose une comparaison originale des répercussions de l’état d’exception sur la responsabilité de l’État en France et en Allemagne de 1914 à 1919. La perspective choisie par cette étude d’histoire du droit est innovante dans la mesure où elle associe les questions de droit interne (l’indemnisation par l’État des dommages de guerre subis par ses nationaux) et de droit international (le paiement de cette indemnisation par l’État vaincu dont la responsabilité serait engagée pour les dommages subis par les nationaux de l’État vainqueur).

Pour rendre compte des tensions très fortes créées par un état de guerre et d’exception aux règles ordinaires du droit, l’auteur recourt au concept de »Versicherheitlichung« (qu’il traduit dans le résumé substantiel en français proposé en fin d’ouvrage par »sécuritisation«): dans une situation d’insécurité et de menace pour la survie de l’État, comme celle de la »Grande Guerre«, les gouvernements cherchent des arguments pour convaincre de la légitimité de leurs actions alors même qu’elles dérogent au droit.

Après l’introduction, le chapitre deux de l’ouvrage compare la doctrine de l’État ainsi que la pratique relative aux dommages de guerre en Allemagne et en France avant 1914. Dans la doctrine publiciste des deux pays les fondements de l’État et de ses relations avec les citoyens étaient, selon l’auteur, envisagés de manière différente. Le développement atteint par la jurisprudence administrative en France, qui n’avait pas la même ampleur en Allemagne faute de cour administrative pour le Reich, laissait plus de place à la responsabilité de l’État. En revanche, les deux pays avaient un cadre législatif comparable pour l’état de siège: la loi de 1849 en France et la loi prussienne de 1851 étendue à tout le Reich après 1871. Des lois de 1873 en Allemagne et de 1877 prévoyaient aussi des formes d’indemnisation pour les réquisitions militaires.

Le chapitre trois montre comment ce cadre légal a été remis en question dans l’improvisation des premiers mois de la guerre. Si les pleins pouvoirs étaient votés en faveur des gouvernements dans les deux pays, la Prusse se contentait de subventions pour soutenir l’activité économique perturbée par les affrontements avec les Russes en Prusse Orientale et le Parlement français posait (en considération de la situation du front ouest sur le sol national) le principe de l’appel à la solidarité nationale pour indemniser les dommages de guerre par la loi du 26 décembre 1914. Le Comité national d’action pour la réparation intégrale des dommages de guerre réunissait les plus grands noms de la doctrine française pour promouvoir cette idée d’un droit à réparation invocable à l’égard de l’État (même si pour l’instant il restait limité à des demandes auprès de comités spéciaux, sans possibilité d’action judiciaire).

En même temps, les Français suivaient la voie tracée par les Britanniques pour mettre le séquestre sur les biens ennemis en opposition aux règles de la convention de la Haye protégeant les propriétés des civils. Non seulement un décret (d’abord privé de base légale, avant d’être l’objet d’une loi de validation) suspendait tout commerce avec l’ennemi, mais les tribunaux français prenaient l’initiative, à la suite de celui du Havre dès octobre 1914, de refuser aux sujets ennemis toute capacité de contracter et d’agir en justice en France. Les juristes allemands étaient plus réticents à cette mainmise sur les biens ennemis. La même prudence se retrouve sur le terrain des dommages de guerre dont une loi du Reich de juillet 1916 prévoyait seulement la constatation.

Le chapitre quatre analyse la rigueur croissante des mesures d’interventionnisme économique et de liquidation des biens ennemis à partir de 1916. Aux réquisitions qui s’intensifient, notamment dans les zones occupées par les Allemands, s’ajoute le contrôle du ravitaillement dans les deux pays et même la collectivisation d’entreprises en Allemagne. L’intensification de la guerre économique amène les autorités allemandes à admettre la liquidation par voie administrative des entreprises des sujets ennemis, tandis que des lois françaises de novembre 1917 et janvier 1918 permettent la dissolution des contrats conclus avec les ressortissants des pays adverses.

Le chapitre cinq porte sur la sortie de guerre et les clauses des traités relatives à l’indemnisation des dommages subis. L’originalité de l’ouvrage tient à rappeler les clauses des traités de Brest-Litovsk et de Bucarest dans lesquelles étaient prévus des mécanismes d’indemnisation en faveur de l’Allemagne. L’ampleur des destructions subies par la France explique, après sa victoire, l’imputation faite à l’Allemagne de la responsabilité de la guerre par le fameux article 231 du traité de Versailles. De manière plus générale, ce traité étend les effets de la guerre au domaine du droit privé en allant à l’encontre des règles précédentes du droit international sur la liquidation des biens ennemis. La Grande Guerre laisse des effets durables jusqu’à nos jours sur les deux objets croisés par l’étude: la »normalisation« des états d’exception et l’extension de la responsabilité de l’État.

L’ouvrage de Philipp Siegert est d’une grande richesse et apprendra beaucoup à ses lecteurs, même si l’on peut regretter quelques lacunes bibliographiques sur l’histoire du droit administratif français: les travaux de François Burdeau et de Grégoire Bigot auraient pu être mis à profit pour montrer le développement précoce de la responsabilité de l’État en France, que cette responsabilité soit fondée sur la faute ou »sans faute«. De même une attention plus grande à l’égard des évolutions du droit de la responsabilité civile en Allemagne et en France (avec dans le premier pays le développement des assurances sociales et dans le second la création de la responsabilité du fait des choses) aurait pu apporter des éléments supplémentaires à l’analyse de cette socialisation des risques.

L’article 231 du traité de Versailles, dont la formulation est due paradoxalement aux diplomates américains, n’est pas tant un jugement moral sur la conduite de l’Allemagne (comme l’écrit l’auteur p. 261) que l’expression d’une sensibilité croissante aux devoirs de l’État-providence à l’égard des victimes des dommages de guerre. La légitimation de l’état d’exception s’est accompagnée d’un élargissement des droits subjectifs à l’indemnisation: ce mouvement ne se voit-il pas aujourd’hui consacré en Allemagne comme en France face à la pandémie?

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Jean-Louis Halpérin, Rezension von/compte rendu de: Philipp Siegert, Staatshaftung im Ausnahmezustand. Doktrin und Rechtspraxis im Deutschen Reich und Frankreich, 1914–1919, Frankfurt a. M. (Vittorio Klostermann) 2020, XIV‒342 S. (Studien zur europäischen Rechtsgeschichte. Veröffentlichungen des Max-Planck-Instituts für europäische Rechtsgeschichte Frankfurt am Main, 322), ISBN 978-3-465-04400-0, EUR 89,00., in: Francia-Recensio 2021/1, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.1.80094