L’ouvrage de Fabian Waßer est issu de sa thèse de doctorat en histoire, réalisée dans le cadre du projet »Compétition entre universités aux XIXe et XXe siècles en Allemagne« de la Ludwig-Maximilians-Universität de Munich, financé par la Deutsche Forschungsgemeinschaft (DFG). Dans un premier chapitre introductif (chap. 1), l’auteur expose son ambition: il se propose, par le biais d’une »coupe longitudinale historique du XVIIIe siècle aux années 1980«, de »montrer que les universités allemandes ont entretenu entre elles des relations de concurrence variées depuis la fin des Lumières« (p. 8). Pour ce faire, il s’appuie tout au long de l’ouvrage sur le modèle de la concurrence triadique du sociologue Georg Simmel1, mobilisant les concepts de »primes« (Prämien, les ressources que se disputent les universités) et de »tiers« (Dritte, les arbitres de la compétition qui les voient s’affronter) pour identifier et caractériser ce qu’il nomme les constellations concurrentielles (Konkurrenzkonstellationen).

À l’issue d’une brève introduction, l’auteur entame son étude à la fin du siècle des Lumières (chap. 2), quelques décennies après la fondation de l’université de Göttingen (1737), qu’il qualifie de »date de naissance de la compétition inter-institutionnelle« (p. 19). Cette jeune université, en déployant une stratégie active de recrutement et de débauchage de professeurs, exerce selon l’auteur une pression concurrentielle sur les autres établissements. Lesdits établissements, des universités qualifiées de »familiales« (Familienuniversitäten) et népotiques, et des écoles spéciales (Spezialschulen), sont alors contraints, dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, à réviser leurs pratiques mandarinales pour conserver leurs étudiants. Ces pratiques perdurent mais s’atténuent, et le XIXe siècle voit s’imposer tant ce que l’auteur nomme des »universités de performance« (Leistungsuniversitäten) que la concurrence interuniversitaire, qui s’affirme comme un principe légitime.

L’avènement du Kaiserreich (1871) ne met pas un coup d’arrêt à la compétition interinstitutionnelle (chap. 3), bien que les étudiants, désormais plus nombreux, soient devenus une »prime« moins rare. Au contraire, si les projets de création »d’universités de fondation municipales« (Kommunale Stiftungsuniversitäten) n’aboutissent majoritairement pas, les universités doivent désormais faire face aux nouvelles concurrentes que sont les universités techniques (Technische Hochschulen) et, à partir de 1911, la Société Kaiser-Wilhelm (Kaiser-Wilhelm-Gesellschaft zur Förderung der Wissenschaften, KWG). Outre cette compétition entre établissements, les universités continuent d’occuper une place importante, cette fois en tant que ressources, dans la compétition entre les Länder, et en acquièrent une non moins significative dans la concurrence entre les nations qui se fait jour à l’orée de la Première Guerre mondiale.

Le quatrième chapitre s’attelle à la question de la concurrence dans la politique de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESR) nazie. Les dirigeants national-socialistes, comme l’explique l’auteur, ambitionnent en premier lieu d’éliminer tout vestige de »l’ère du système libéral« (p. 150): outre les purges massives et le remplacement des recteurs en place par d’autres acquis à la cause nazie (Führer-Rektoren), la planification centralisée du secteur, que doit opérer un ministère de l’Éducation du Reich fondé en 1934, doit éliminer la libre concurrence interinstitutionnelle. Ces efforts planificateurs échouent cependant rapidement et la politique d’ESR de l’État nazi est amendée au tournant de la guerre (1941‒1942). La création de nouvelles structures, politiquement soutenues par différents acteurs de l’État nazi (comme la Hohe Schule de Rosenberg), ne bouleverse par ailleurs pas la constellation concurrentielle de l’époque, les universités bénéficiant dans la compétition du soutien d’un ministère de l’Éducation du Reich soucieux de préserver son influence sur le secteur.

Après une seconde ellipse temporelle, l’auteur s’intéresse aux années 1960 et 1970 (chap. 5) et souligne qu’en République fédérale d’Allemagne, des voix inspirées par le modèle universitaire américain et inquiètes des performances jugées faibles du système éducatif allemand, commencent à s’élever pour demander la stimulation de la compétition interuniversitaire. Les politiques planificatrices menées par le gouvernement fédéral les ignorent cependant, privilégiant une forme de »keynésianisme de l’enseignement supérieur« (hochschulpolitischer Keynesianismus) tourné vers des objectifs de démocratisation de l’accès à l’ESR, avec comme mesures-phares la création de l'Office central d’attribution des places d'études (Zentrale Vergabestelle für Studienplätze, ZVS) en 1973 et la loi-cadre sur l’enseignement supérieur (Hochschulrahmengesetz, HRG) de 1976.

Ce n’est qu’à la fin des années 1970 et de la décennie 1980 que la planification de l’ESR par l'État, dont l’efficacité est remise en cause par les partisans de »l’entrepreneurial university«, commence à céder le pas à une régulation concurrentielle du secteur (chap. 6). Le changement de coalition fédérale, en 1982, marque selon l’auteur un tournant: le gouvernement Kohl entend stimuler activement la compétition entre universités. Soutenu dans cette démarche par le Wissenschaftsrat, il encourage notamment la mise en place de techniques d'évaluation et de classement des établissements, dont il espère qu’elles susciteront une concurrence pour le prestige. Face à la vive opposition des recteurs, qui craignent notamment de le voir associé à un système de sanctions budgétaires, le projet d’élaboration d’un classement fédéral officiel est abandonné, mais plusieurs magazines de presse écrite (comme »Der Spiegel«, dès 1989) commencent à produire les leurs. Le gouvernement fédéral amende en outre par deux fois, en 1985 et 1989, la HRG pour limiter le pouvoir d’influence des structures accusées d’entraver la concurrence (comme le ZVS) et accroître l’autonomie des universités. Si ces réformes demeurent, selon l’auteur »modestes«, en comparaison avec celles observables à la même époque aux États-Unis ou au Royaume-Uni, elles posent à ses yeux »les bases du changement de paradigme« de la période contemporaine (p. 294).

Cet ouvrage constitue une contribution profitable à la connaissance des dynamiques concurrentielles au sein du secteur de l’ESR allemand sur le temps long. Le matériau empirique mobilisé est riche: de nombreux écrits du for privé, archives publiques, discours d’anciens recteurs et autres sources écrites sont utilement mobilisés par l’auteur. Le travail de Fabian Waßer bat ainsi en brèche l’idée que la compétition serait le fruit d’une époque très récente, un principe essentiellement promu par les tenants d’un ordre néo-libéral contemporain, comme il le rappelle dans son chapitre conclusif (chap. 7).

Cependant, certains aspects de l’ouvrage méritent discussion. La mobilisation ponctuelle de la théorie de Georg Simmel apporte in fine peu à l’analyse des phénomènes observés, voire tend à simplifier les mécanismes compétitifs, à gommer leurs spécificités et leurs transformations à travers le temps: les modalités de mise en compétition déployées par les »tiers« des années 1980, comme la DFG, semblent par exemple sensiblement différentes de celles des »tiers« du début du XIXe siècle, et suscitent vraisemblablement de la part des établissements des stratégies concurrentielles tout aussi singulières, mais la structure de l’ouvrage rend cette hétérogénéité difficile à saisir et à apprécier.

L’usage fait de Simmel n’est pas seul en cause: si Fabian Waßer produit avec ce livre une histoire richement illustrée par des citations et exemples bienvenus, celle-ci souffre d’un manque de contextualisation et de fils argumentatifs clairement énoncés. Le lecteur peine à isoler le particulier du général, le conjoncturel du structurel, et ne saisit qu’imparfaitement, pour chaque période étudiée, les structures et les dynamiques de la compétition interuniversitaire, de même que les stratégies des acteurs qui l’animent et la systématicité des comportements compétitifs. Le choix de ne pas traiter, dans son ouvrage, les deux périodes succédant aux guerres mondiales interroge également, et ce d’autant plus que cette décision n’est pas explicitée.

Cet ouvrage apporte néanmoins une riche contribution à l’histoire des universités allemandes, et fait la lumière sur les origines d’une partie des mécanismes et des croyances au fondement des politiques plus récentes de mise en compétition institutionnalisée des universités allemandes, l’Exzellenzinitiative et l’Exzellenzstrategie.

1 Notamment exposée dans: Georg Simmel, Soziologie der Konkurrenz, dans: Aufsätze und Abhandlungen 1901–1908, vol. 2, Francfort/M.1995, p. 221–246.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Aliénor Balaudé, Rezension von/compte rendu de: Fabian Waßer, Von der »Universitätsfabrick« zur »Entrepreneurial University«. Konkurrenz unter deutschen Universitäten von der Spätaufklärung bis in die 1980er Jahre, Stuttgart (Franz Steiner Verlag) 2020, 352 S. (Wissenschaftskulturen. Reihe III: Pallas Athene, 53), ISBN 978-3-515-12486-7, EUR 62,00., in: Francia-Recensio 2021/1, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.1.80096