Né du projet de recherche dirigé par Eric Kwakkel »Turning Over a New Leaf: Manuscript Innovation in the Twelfth-Century Renaissance« (2010–2015), »The European Book in the Twelfth Century« rassemble les contributions de 18 spécialistes autour du livre, entendu »as a whole«, au cours du long XIIe siècle (1075‑1215). Période faste dans l’histoire de la culture livresque, ce XIIe siècle dit »renaissant« – expression canonisée par l’ouvrage célèbre de Charles H. Haskins, »The Renaissance of the Twelfth Century« (Cambridge 1927) – a depuis longtemps suscité un intérêt tout particulier parmi les spécialistes de l’histoire culturelle du Moyen Âge, qui l’ont parfois doté d’un caractère quasi sacralisé, laissant ainsi de côté d’autres périodes pourtant tout aussi essentielles dans l’histoire du livre, à l’instar des XIVe–XVe siècles.

Sans réfuter les innovations propres à ce siècle, au demeurant bien réelles – notamment en termes d’écriture ou de mise en page du volume dans le cas des Bibles glosées –, les différents auteurs tentent de nuancer le caractère »exceptionnel« des pratiques livresques observées au XIIe siècle, lesquelles constituent plus un accomplissement ou un point culminant de dynamiques initiées à l’époque carolingienne qu’une véritable révolution.

Bien que fondamentalement centré sur la matérialité de l’objet-livre, l’ouvrage se propose d’envisager le livre au XIIe siècle dans toutes ses composantes; à la fois en termes de production, de contenu, de circulation, de conservation et, bien entendu, d’utilisation. On nuancera d’emblée l’ambition »européenne« de l’entreprise – à titre d’exemple, la contribution de Lesley Smith sur les manuscrits théologiques et bibliques est centrée sur le seul cas parisien –, avec une absence quasi-totale de l’Espagne, de l’Europe du Nord et de l’Est, ainsi que, dans une moindre mesure, de l’Italie. Trois parties composent cet ouvrage. La partie 1 s’intéresse à la production du manuscrit, avec une première contribution d’Eric Kwakkel et Rodney Thomson autour des aspects strictement codicologiques (support, dimensions, mise en page, reliure).

Vient ensuite le volet paléographique étudié par Eric Kwakkel, lequel synthétise ses travaux précédents sur le passage progressif et géographiquement différencié de la minuscule caroline à l’écriture gothique, tout en s’intéressant au processus d’apprentissage de l’écriture et à la constitution de véritables communautés graphiques. Après la contribution de Martin Haufmann sur la décoration et l’illustration du manuscrit, à la fois sur le plan des techniques que des artistes et du public auquel ces livres étaient destinés, la première partie se conclut avec l’étude de Rodney Thompson autour des scribes et des scriptoria, centrée sur les institutions monastiques anglo-normandes. On regrettera l’absence de prise en considération des manuscrits copiés dans les écoles-cathédrales, tout en soulignant la réflexion éclairante, à notre avis souvent méconsidérée, sur le rôle des souverains, le plus souvent passif, dans la production livresque du XIIe siècle, lesquels auraient échoué dans l’émulation des anciens centres de production carolingiens et ottoniens.

La partie 2, complément indissociable de la précédente, se focalise sur les possesseurs de manuscrits et sur les usages qu’ils font de ces derniers. Constant J. Mews ouvre le bal avec une étude sur les lettrés et leurs livres, avec une synthèse sur l’évolution des goûts et des intérêts de l’époque, illustrée par deux analyses de cas autour des bibliothèques du pape Célestin II et de Pierre Lombard. Teresa Webber nous propose ensuite une belle synthèse sur les bibliothèques d’institutions religieuses, sur leur désignation dans les textes, leur localisation, leur agencement, leur personnel, leur gestion et exploitation, tout en replaçant ces différents éléments dans le contexte plus général des activités de la communauté religieuse, à la fois sur le plan spirituel et intellectuel.

L’article de Jenny Weston, particulièrement stimulant et novateur sur bien des aspects, cherche quant à lui à dépasser la distinction classique héritée des travaux de Jean Leclercq entre un mode de lecture dit monastique et un second mode caractérisé de scolastique. Pour ce faire, l’auteur confronte la lecture scolastique des écoles urbaines aux lectures collectives monastiques, différentes de la lectio divina solitaire, à partir des réflexions de Jean de Fécamp, d’Anselme de Cantorbéry et d’Hugues de Saint-Victor. Cette deuxième partie se termine par la contribution de Mariken Teeuwen, laquelle compare les pratiques d’annotations des époques carolingiennes (800–1000) avec celles observées au XIIe siècle, en démontrant la continuité des pratiques entre les deux périodes. Parmi les rares innovations propres au XIIe siècles, l’auteur recense tout au plus l’utilisation d’un crochet ou d’un pied de mouche en début d’annotation, ou encore l’emploi de manicules ou de visages pour indiquer les passages jugés dignes d’intérêt par les lecteurs.

Après ces deux premières parties de nature plus général, l’ouvrage se conclut par une série de contributions centrées sur un type de livres en particulier, à savoir: les livres hébraïques (Judith Olszowy-Schlanger), liturgiques (Nicolas Bell), bibliques et théologiques (Lesley Smith), de logique, avec en annexe une liste très utile des manuscrits (90 en tout) contenant les textes classiques utilisés par les logiciens du XIIe siècle (John Marenbon et Caterina Tarlazzi), les livres de classiques (Irene O’Daly), les ouvrages scientifiques (Charles Burnett), de médecine (Monica H. Green), les livres juridiques, à la fois de droit romain, mais également de droit canon et lombard (Charles M. Radding), enfin deux contributions sur la production vernaculaire en Grande-Bretagne et en France (Ian Short) ainsi qu’en Germanie (Nigel F. Palmer).

Ces articles présentent naturellement une grande diversité dans les approches, quoique tous construits comme une introduction synthétique au type d’ouvrages envisagés. De ce panel d’études spécifiques ressort toutefois une certaine artificialité, comme le souligne du reste à juste titre Charles Burnett, puisqu’une bonne partie des textes ici présentés isolément ne constituaient pas au XIIe siècle de »genres« ou de catégories littéraires propres et hermétiques. Bien au contraire, ces textes circulaient souvent ensemble, étaient copiés par les mêmes scribes, dans des manuscrits de physionomie identique, étaient lus et utilisés par les mêmes personnes, etc. On regrettera l’absence de prise en compte du volet épistolographique, pourtant en plein essor à cette époque – pensons à des auteurs comme Hildebert de Lavardin ou Pierre de Blois –, qui vit par ailleurs le renouveau d’une série de collections tardo-antiques (Symmaque, Ennode, Cassiodore), en lien avec le développement de l’ars dictaminis.

Cet ouvrage synthétique, qui se rapproche sur bien des aspects du classique »companion«, servira donc de première introduction pour toute personne, de l’étudiant au chercheur averti, désireuse d’étudier les diverses composantes du livre au XIIe siècle. Une riche bibliographie, bien que parfois datée et fort anglo-saxonne, ainsi que deux index (un index général et un index des manuscrits) viennent compléter le volume.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Nicolas Michel, Rezension von/compte rendu de: Erik Kwakkel, Rodney Thomson (ed.), The European Book in the Twelfth Century, Cambridge (Cambridge University Press) 2018, XXII–409 p., 39 fig. (Cambridge Studies in Medieval Literature, 101), ISBN 978-1-107-13698-4, EUR 90,00., in: Francia-Recensio 2021/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.1.80291