La carte autrefois conservée au monastère d’Ebstorf (Basse-Saxe) et détruite en 1943 à la suite d’un bombardement est la plus grande (près de 13 m2) et la plus riche en contenu des mappae mundi médiévales conservées. Il en subsiste une reproduction en héliotypie colorée à deux reprises et deux éditions insatisfaisantes (Ernst Sommerbrodt, 1891; Konrad Miller, 1896). Malgré de nombreux travaux sur sa date et son auteur, elle n’avait jusqu’à présent pas fait l’objet d’une monographie complète fondée sur une édition critique. Une partie des débats a été viciée par un présupposé durable: au lieu d’être considérée comme un document essentiel de l’histoire culturelle du Moyen Âge, elle ne fut longtemps étudiée que comme un témoin permettant de reconstituer la carte romaine qui, selon Miller, était à l’origine de copies médiévales.
Les deux volumes renfermant l’édition et la reproduction de ce monument, parus en 2006 et réimprimés sans changement en 2020, sont une prouesse technique. L’abondance des images et des textes souvent modifiés par Sommerbrodt et Miller rendait difficiles non seulement les choix éditoriaux, mais encore la mise à disposition commode de l’image, du texte et des commentaires. Le premier volume, de format oblong, offre sur chaque double page les images des segments de la carte et l’édition de leur contenu iconographique et textuel. Les techniques numériques utilisées pour transposer en couleurs les différentes valeurs de gris des héliotypes, à l’aide des colorisations effectuées lorsque la carte était disponible, sont exposées en préambule. Le résultat est admirable de clarté et de lisibilité. Le deuxième volume, après une présentation d’ensemble de la tradition, fait le point sur le support, la structure, les écritures et les sources, enfin sur les conditions de production.
L’auteur, la date et le lieu de production de la carte ont suscité beaucoup d’hypothèses. Celle qui a longtemps prévalu proposait Gervais de Tilbury, auteur des »Otia imperialia«, une encyclopédie achevée en 1212 et dédiée à Othon IV. Hartmut Kugler n’a pas de peine à rejeter cette conjecture. Il y a à l’évidence des parallèles entre le texte de l’encyclopédie et les légendes de la carte: ils s’expliquent par l’utilisation de sources similaires. Le renvoi que fait Gervais à plusieurs reprises à une »mappa mundi« s’applique non à une carte, mais à des parties descriptives de l’œuvre.
L’examen de l’écriture a conduit à proposer des dates variées, entre le début du XIIIe et la seconde moitié du XIVe siècle. Mais la comparaison avec des documents des archives du monastère datés entre ca 1270 et ca 1330 a permis d’y retrouver une main qui paraît assez semblable à celle de la carte. On observe en outre des correspondances iconographiques: le style des vignettes ressemble à celui d’une tapisserie tissée par les nonnes d’Ebstorf (début du XIVe siècle), et l’image du Christ sortant du tombeau qui orne la vignette de Jérusalem est proche d’une sculpture du monastère de Wienhausen datée d’environ 1300.
L’intérêt de l’auteur pour la région du duché de Brunswick-Lunebourg, visible dans la grande taille de la vignette de cette dernière, prend d’autant plus de sens quant à la localisation de la carte, que nombre de nonnes du monastère provenaient des familles patriciennes de Lunebourg. La présence sur la carte du tombeau des martyrs d’Ebstorf découvert en 1243 et dont la légende fut reconnue par l’évêque en 1331 semble à la fois confirmer cette localisation ainsi que la date élue par Kugler, sous le règne du duc Othon (1277–1330) et plutôt vers la fin: »vers 1300« donc. Le tombeau fut l’objet d’un pèlerinage régional qui n’est attesté avec certitude qu’au XIVe siècle; dans ces conditions, on peut supposer que la carte était à l’occasion accrochée et déployée devant l’autel de l’église construite dans la première moitié du XIVe siècle.
Ce large faisceau d’indices subtilement rassemblés rend les conclusions séduisantes. Avec des raisons non négligeables, Jürgen Wilke avait proposé d’attribuer la carte, nécessairement œuvre d’une personne possédant une culture latine étendue, au prévôt d’Ebstorf Albert actif entre 1293 et 1307. C’est pour Kugler peu plausible, car il y avait dans le monastère d’autres personnages capables d’écrire en latin (les mains que l’on reconnaît dans les documents d’archives de l’époque, mais encore l’abbesse, ou les puellae enseignées à l’école claustrale attestée pour la première fois en 1307); mais n’est-ce pas confondre l’Auftraggeber et les exécutants? On gardera enfin à l’esprit que les comparaisons de mains sont parfois sujettes à caution; que Bernhard Bischoff date de »peu après 1200« l’écriture de la carte; et que l’image du tombeau des martyrs, trois carrés très sommaires, peut apparaître comme une addition postérieure.
La détermination de la date et de l’auteur est liée à celle de la fonction de la carte. Les inscriptions provenant d’antiphones qui associent les sept membres du Christ et les sept dons du Saint-Esprit donnent à la carte le statut d’une image de dévotion liée à un usage liturgique permettant un voyage spirituel dont les étapes sont marquées par les différents célébrations de l’année. La multitude de données historiques et géographiques en fait aussi, comme toute mappa mundi, un support de l’exégèse visuelle en vue de pratiques contemplatives. La tête, les mains et les pieds du Christ sont représentés de telle sorte qu’il apparaît comme embrassant le monde tout entier, non seulement la Terre mais aussi le cosmos (implicitement représenté par les douze vents et par la sphère des étoiles, cette dernière sous la forme d’une ligne colorée).
Ainsi, la théorie longtemps débattue selon laquelle la carte montrerait la Terre en tant que corps du Christ est justement abandonnée. La carte est qualifiée par l'éditeur de mappa mundi spiritualis – expression qui n’apparaît qu’au XVe siècle1. L’ouvrage aurait gagné à développer ces deux aspects fonctionnels, notamment à l’aide des publications parues depuis la première édition, notamment les travaux de Marcia Kupfer et de Bettina Schöller qui sont parmi les rares à présenter de aperçus nouveaux sur ces questions.
Les aspects techniques et la structure de l’image cartographique reçoivent une attention plus marquée. On accordera peu de poids à la référence au schéma TO malheureusement obligée dans toute étude de cartographie médiévale. Une image complexe, remplie de renseignements de toute nature, n’a rien à voir, par son souci d’offrir des représentations réalistes et par son contenu abondant, avec un diagramme schématique dont la fonction est tout différente. Le diagramme TO pourrait en outre selon l’éditeur garder »le reflet d’une projection sphérique« (au vu de la seule comparaison avec une image satellitaire …), et la tripartition de l’orbis terrarum par une croix en tau serait à identifier avec la figure du crucifié – interprétation moderne répétée qui n’a aucun répondant dans l’exégèse médiévale, du moins à ma connaissance.
Il existe en revanche des cartes offrant des parentés avec la carte d’Ebstorf. L’éditeur ne pense pas que les cartes de grand format puissent avoir été construites par simple copie de modèles antérieurs, ce qui supposerait la perte de nombreux témoins. Considérant que la carte d’Ebstorf pourrait avoir été établie par »grossissement« de cartes présentes dans les livres manuscrits, il compte certaines de ces dernières parmi les sources, notamment celle (VIIIe/IXe siècle) du manuscrit Vat. Lat. 6018 (indiquée comme se trouvant aux folios 64v–65r; en réalité, 63v–64r; erreur constamment répétée dans la littérature); la carte d’»Henry de Mayence« (Cambridge, Corpus Christi Coll. 66; attribution abandonnée depuis longtemps); et la carte du manuscrit de Munich, clm 10058 (daté du XIe siècle depuis le catalogue qui l’a fait connaître en 1979; en réalité XIIe). Mais cette opinion n’exclut nullement la précédente: les témoignages littéraires montrent qu’il a existé depuis l’époque carolingienne de nombreuses grandes mappemondes, toutes perdues.
Des textes ont été aussi utilisés pour les légendes, principalement les »Étymologies« d’Isidore de Séville et l’»Imago mundi« d’Honorius Augustodunensis. Mais l’éditeur bâtit un schéma complexe, selon lequel l’auteur de la carte aurait mis en œuvre un »nouveau type de source«, qu’il qualifie de Texthefte zu Weltkarten, de kartographische Textbücher ou de libretti, sortes de manuels décrivant l’objet à réaliser. Il en cite deux: la »Descriptio mappe mundi« de Hugues de Saint-Victor (vers 1130) et l’»Expositio mappe mundi« attribuée à Roger de Howden (fin du XIIe siècle). La démonstration n’est pas convaincante, comme je l’ai montré ailleurs en détail2. L’éditeur reste dans le domaine des pures hypothèses: il tient sans plus pour »évident« que la »Descriptio mappe mundi« fut utilisée pour la confection d’une nouvelle carte. L’»Expositio mappe mundi«, par l’embloi de verbes actifs (scribitur, pingitur) témoignerait d’une semblable fonction instrumentale. Or, des »manuels« de cette nature existent dans le domaine artistique, à l’attention des enlumineurs (par exemple dans le »codex Astensis« qui contient le »Liber iurium« du commun d’Asti en Italie du Nord, dernières décennies du XIVe siècle): les verbes y sont naturellement au subjonctif, ce qui semble fort naturel.
Il est curieux que l’édition ne reprenne pas un argument précédemment développé par l’auteur: le terme expositio pourrait signifier au Moyen Âge Entwurf ou Vorlage, »wie heute der Terminus ›Exposition‹ verwendet wird, im Sinnes eines Plans, eines detaillierten Exposés, das den praktischen Ausarbeitung eines Werks vorangeht«3. Je ne connais pas de dictionnaire de latin qui soutienne cette affirmation; dans le titre de l’»Expositio«, le terme a le sens habituel de narratio, relatus (Erzählung, Darstellung, Schilderung, Bericht) ou d’explanatio, interpretatio, elucidatio (Erklärung, Auslegung, Verdeutlichung). La racine d’une telle construction est sans doute la difficulté d’une partie de l’historiographie à penser que la pure description technique d’une mappemonde pût être une activité intellectuellement légitime, pratiquée dans un cadre scolaire avec des procédures raffinées.
Ajoutons que la grande carte du haut Moyen Âge qui se trouvait à Bobbio au IXe siècle (disparue) et qui fut décrite au XIIe siècle par une »Descriptio totius mundi« ne peut pas être considéré comme un kartographisches Textbuch, puisque l’auteur s’adresse non pas à un technicien, mais à un auditoire dans un cadre scolaire4. Il paraît inutile de créer »un nouveau type de source« à l’aide de deux exemples arbitrairement isolés.
En formulant le regret que les curateurs de la réimpression n’aient pas fait choix d’une édition mise à jour – au moins en ce qui concerne la bibliographie, on ne peut qu’admirer le talent et la science qui ont présidé à l’établissement du texte, à la description des vignettes et au commentaire. Celui-ci aborde, parfois sous forme de monographies détaillées, chacun des élements topographiques en identifiant la ou les sources et les parallèles avec des mappae mundi voisines. Les nombreux index offrent de multiples voies d’accès au contenu (sources et parallèles d’une part, légendes, noms et choses).
Chef d’œuvre éditorial, mais aussi chef d’œuvre scientifique, cette édition de la mappa mundi d’Ebstorf est un monument d’étape, qui non seulement doit servir de modèle aux éditions souhaitables d’autres mappae mundi, mais encore, faisant un point critique sur des décennies de recherche, fournit des bases utiles et souvent sûres pour toute recherche ultérieure.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Patrick Gautier Dalché, Rezension von/compte rendu de: Hartmut Kugler (Hg.), Die Ebstorfer Weltkarte. Die größte Karte des Mittelalters. Band 1: Atlas; Band 2: Untersuchungen und Kommentar. Kommentierte Neuausgabe in zwei Bänden, Darmstadt (Wissenschaftliche Buchgesellschaft) 2020, 588 S., zahlr. farb. Abb., ISBN 978-3-534-27215-0, EUR 200,00., in: Francia-Recensio 2021/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.1.80293