Les ducs d’Arenberg connaissent une fortune historiographique peu commune parmi les grandes familles de l’aristocratie européenne. Une fortune certes récente, mais qui a pris une ampleur croissante sous l’influence croisée de l’histoire renouvelée des élites nobiliaires et de la cour, d’une histoire »transrégionale« dont les Arenberg présentent un cas d’étude évident, des possibilités infinies de fonds d’archives exceptionnels et enfin du soutien appuyé de la Fondation d’Arenberg qui a stimulé manifestations scientifiques et publications de très grande qualité aussi bien académique que matérielle dont témoigne du reste cet ouvrage, abondamment illustré et présentant un bel appareil cartographique.

Le présent volume, consacré à l’insertion de la maison ducale dans la monarchie des Habsbourg, est en réalité le sixième opus d’une collection intitulée »Geschichte des Hauses Arenberg in Europa«, déclinée par environnements géographiques de la famille: 1. L’Eifel, 2. la Westphalie, 3. les Flandres et les Pays-Bas, 4. la Belgique francophone, 5. la France. Ce sixième volume s’attelle donc à un espace autrement plus vaste et complexe puisqu’il comprend à la fois les couronnes ibériques et d’Europe centrale, mais aussi indirectement le Saint-Empire romain germanique, choix qui induit quelques superpositions avec les volumes précédents. Le parti-pris est également d’épouser la longue période du lignage, depuis l’orée des temps modernes jusqu’au XXe siècle (en réalité davantage un long XIXe siècle qui s’achève avec la chute de la monarchie autrichienne), ce qui a l’avantage de mettre aussi bien en évidence les continuités que les ruptures à l’échelle de l’histoire de la famille.

Plus peut-être que pour les précédents volumes, le contexte politique et spatial joue un rôle heuristique évident: l’ambition des coordinateurs du volume est de se servir de la complexité de la monarchie des Habsbourg pour mettre en lumière les leviers de pouvoir actionnés par les Arenberg pour susciter leur ascension sociale et, partant, d’expliciter le statut exceptionnel acquis par cette famille qui a su jouer d’un ancrage frontalier, puis transfrontalier, des possibilités offertes par la configuration politique singulière du Saint-Empire et de la faveur princière. Les différentes contributions mettent bien en lumière ce constant balancement spatial entre plusieurs ensembles monarchiques, en particulier dans les périodes d’incertitude – à l’échelle du lignage comme des États – ou de rupture comme la Succession d’Espagne ou la Révolution et la période napoléonienne. Elles soulignent également l’habileté d’une famille, ni trop chétive, ni trop vaste, qui sut user de ramifications opportunes pour multiplier les ancrages solides quand les dynamiques nationales rendirent les frontières moins poreuses.

Après une introduction de William D. Godsey qui vise à rétablir le contexte dans lequel évolue la famille et les enjeux de cette trajectoire exceptionnelle, se succèdent douze contributions à la teneur essentiellement thématique. Renate Pieper retrace les premiers pas des Arenberg au sein de l’»Imperium« espagnol entre les XVe et XVIIe siècles, Martin Wrede l’engagement militaire au service de l’empereur et de la maison d’Autriche aux XVIe et XVIIe siècles.

Veronika Hyden-Hanscho montre comment l’alliance avec une famille milanaise très en cour à Vienne, les Carretto, a permis aux Arenberg de basculer de l’Espagne à l’Autriche au moment de la Succession espagnole, mais aussi de se constituer des réseaux d’alliances alors même que le premier mariage avec une famille autrichienne n’interviendra qu’en 1780. L’auteure fait ainsi émerger la figure centrale de la comtesse Marie-Henriette Carretto, mariée au 3e duc en 1684, et met également en lumière de fascinants phénomènes d’effacement de la mémoire familiale et de substitutions généalogiques.

Katrin Keller montre quant à elle, par l’étude des correspondances familiales qu’elle connait bien, comment le lignage, et en particulier la duchesse Marie-Henriette, gérait la distance entre Vienne et Bruxelles. Devenue veuve, celle-ci n’en conserve pas moins une influence remarquable qui lui vaut du reste un conflit durable avec son fils Léopold Philippe. Le rôle de ce dernier dans la gouvernance des Pays-Bas fait l’objet du chapitre suivant (Veronika Hyden-Hanscho). On retrouve ici la question du service et des difficultés de positionnement de l’aristocrate, à la fois semi-souverain en tant qu’immédiat d’Empire, et sujet des Habsbourg.

Guy Thewes s’attache ensuite à montrer le rôle militaire de Léopold Philippe, en particulier dans la réforme de l’armée menée par le feld-maréchal Daun et à laquelle il a tenté, sans succès, de s’opposer, illustrant les limites de son influence politique. Horst Carl propose d’élargir la focale à la question militaire en envisageant les carrières des Arenberg au XVIIIe siècle et notamment leur rôle dans les régiments wallons. Sandra Hertel clôture l’évocation d’un XVIIIe siècle particulièrement bien représenté par l’étude des carrières curiales menées par les Arenberg tant à Vienne qu’à Bruxelles.

Les trois derniers chapitres, rédigés par les deux directeurs du volume, concernent la période contemporaine. William D. Godsey étudie les stratégies déployées par la maison ducale pour survivre à la Révolution et à la période napoléonienne. Il développe l’idée que si la médiatisation s’avérait inévitable, elle n’a pas pour autant amené à une réduction du caractère transrégional de la famille, grâce à la spécialisation des ancrages des branches (française, belge, »allemande« et autrichienne) déjà montrée par Bertrand Goujon, et dont les solidarités ont permis de continuer à transcender les frontières. Veronika Hyden-Hanscho achève le volume par deux éclairages sur les carrières militaires à Vienne et le rôle éminent des femmes de la famille au XIXe siècle, complétés d’une notice sur le patrimoine immobilier dans la monarchie des Habsbourg et en Italie.

En résulte l’impression d’une certaine autonomie (»Eigenständigkeit«) acquise à l’égard des États, d’une liberté de mouvement permise par la multitude des cartes politiques, sociales et territoriales que la maison avait en main et qui lui a assuré pérennité et capacité à surmonter les affres des crises et des révolutions sans entamer son statut aristocratique et l’éminence de sa position. Faut-il dès lors voir dans les Arenberg un archétype du Gotha?

Les études sur la période contemporaine (on pense à la somme de Bertrand Goujon) permettent de répondre par l’affirmative. En revanche, c’est peut-être moins vrai pour la période moderne. Si William D. Godsey restitue dans son introduction les Arenberg dans un ensemble de familles aristocratiques dont les Salm, Croÿ, Rohan ou Deux-Ponts, combien ont pu se prévaloir d’une réussite aussi éclatante et surtout d’une telle ouverture européenne? À force de représenter les Arenberg comme l’arbre qui cache la forêt aristocratique, on oublie que cette dernière était sans doute composée d’essences beaucoup plus diverses. Si la multiplication des études sur cette maison prééminente permet assurément d’ouvrir la voie à une histoire globale de ces élites transnationales ou transrégionales, elle ne saurait en constituer un substitut.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Éric Hassler, Rezension von/compte rendu de: William D. Godsey, Veronika Hyden-Hanscho (Hg.), Das Haus Arenberg und die Habsburgermonarchie. Eine transterritoriale Adelsfamilie zwischen Fürstendienst und Eigenständigkeit (16.‑20. Jahrhundert), Regensburg (Schnell & Steiner) 2019, 496 S., 103 Abb., ISBN 978-3-7954-3299-7, EUR 69,00., in: Francia-Recensio 2021/2, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.2.81586