Il arrive que la science universitaire, telle la chouette de Minerve, prenne son envol au crépuscule du phénomène qu’elle entreprend d’étudier – ou du moins au moment d’une crise qui l’affecte: c’est ainsi que le colloque international sur la floraison des encyclopédies au siècle des Lumières d’où est issu le présent volume s’est tenu peu après que l’»Encyclopædia Britannica« ainsi que sa filiale francophone, l’»Encyclopædia universalis«, eurent cessé de paraître en version papier. Organisée le 31 octobre et le 1er novembre 2013 à la Herzog August Bibliothek Wolfenbüttel, la rencontre venait clore le projet de recherche »›Alle Kreter lügen‹. Nationale Stereotypen in Enzyklopädien, Universal- und Konversationslexika Europas vom 17. bis zum frühen 19. Jahrhundert«. L’historienne Ina Ulrike Paul, professeure au Friedrich-Meinecke-Institut de la Freie Universität Berlin, en est l’éditrice scientifique et expose dans une préface substantielle les enjeux de ce vaste projet.

Si l’ambition encyclopédique des Lumières, à savoir le partage démocratique des connaissances allant de pair avec la liberté de penser, fut par essence universelle, elle passait nécessairement par l’usage des langues nationales comme vecteurs de diffusion, nonobstant la place du français comme lingua franca – mais sans doute par trop élitiste –, tout comme les protestants avaient traduit les Écritures pour mieux transmettre le message chrétien. L’éditrice résume ainsi ce qui constitua une révolution dans l’ordonnance du savoir et dont les principes restent en vigueur dans le domaine livresque: »Die topische Ordnung des Wissens wurde aufgelöst und wich alphabetisch angeordneten Stichworten (Lemmata), die Laien das gezielte Nachschlagen gesuchter Begriffe ermöglichten. Zum Lesemodus lemmatisierter Lexika wurde nun der noch heute gültige, nämlich der der partiellen, konsultierenden Lektüre« (p. 14).

Tout en établissant la chronologie du phénomène dans l’espace européen, depuis la toute première encyclopédie en langue vernaculaire – en l’occurrence le hongrois – publiée au XVIIe siècle, suivie d’ouvrages analogues en français, en néerlandais, en polonais, en suédois et en russe, le volume s’ordonne sous la forme d’une cartographie du savoir englobant le continent asiatique, ce qui permet d’intégrer deux contributions placées en tête sur l’apport de la Chine et du monde arabe à la pensée encyclopédique: la première du germaniste et philosophe Hihong Hu sur le Leishu – »Chinesische Enzyklopädie und Wissensordnung« –, la seconde de l’islamologue Stefan Reichmuth sur »Die Krone der Braut« (traduction allemande de l’arabe Tāj al-ʻarūs), grande œuvre lexicographique de l’érudit originaire de l’Inde moghole Murtaḍā al-Zabīdī (1732–1790). Cette mise en regard des différentes traditions encyclopédiques exprime la tension productive entre le titre et le sous-titre de l’ouvrage: si l’ambition du projet encyclopédique est par définition universelle, elle n’en est pas moins déterminée par la relation entre identité et altérité, la quête hölderlinienne »Daß ein Eigenes wir suchen« passant nécessairement par la rencontre avec l’Autre.

Pour ce qui est des encyclopédies européennes, les auteurs en donnent un descriptif très précis, en retracent la genèse et la diffusion tout en insistant sur le contexte commercial de ces multiples entreprises – et l’on sait combien l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert fut novatrice par ses méthodes de vente: l’histoire des idées passe aussi par celle de leur support matériel. Mais tout noble que fût le projet encyclopédique, il n’en est pas moins rappelé en introduction que sa quête d’exhaustivité en matière de savoir a suscité les railleries dès ses origines – ainsi dans le »Dictionnaire de Trévoux«: »Ce qui rend ordinairement ridicule le projet de l’encyclopédie, c’est que ceux qui l’entreprennent se contentent de sçavoir un peu de tout, & assez superficiellement« (p. 13, note 16). Le volume rend compte également de la diversité du phénomène qui, outre les ouvrages généralistes dont les Konversationslexika furent le prolongement le plus fameux dans l’espace germanophone – ainsi la contribution d’Iwan-Michelangelo d’Aprile et d’Ines Prodöhl sur le »Brockhaus« comme vecteur transfrontalier des idées libérales (»Die grenzübergreifende Unterwanderung der Obrigkeit«, p. 277‑300) – comprenait également des publications spécifiques destinées aux spécialistes et dont rend compte la contribution de Hans-Jürgen Lüsebrink »Wissensstrukturen, kulturelle Perzeptionsmuster und Nationalstereotypen in französischen ökonomischen Enzyklopädien des 19. Jahrhunderts« (p. 125‑139).

En exposant de manière exhaustive un moment-clé dans l’histoire de la globalisation du savoir, désormais à portée de clic sur nos écrans, le présent ouvrage nous invite implicitement à poser un regard critique sur les dispositifs électroniques qui tendent à se substituer au livre papier: les encyclopédies en ligne ne sont-elles pas les héritières de ces lourds ouvrages lancés à l’assaut des préjugés? L’addiction à »surfer« n’est-elle pas autre chose que l’exacerbation du plaisir à feuilleter?

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

René-Marc Pille, Rezension von/compte rendu de: Ina Ulrike Paul (Hg.), Weltwissen. Das Eigene und das Andere in enzyklopädischen Lexika des langen 18. Jahrhunderts, Wiesbaden (Harrassowitz Verlag) 2020, 320 S., 2 s/w Abb., 3 farb. Schemata (Wolfenbüttler Forschungen, 162), ISBN 978-3-447-11467-7, EUR 58,00., in: Francia-Recensio 2021/2, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.2.81603