Le chimiste, théologien, penseur politique et radical anglais Joseph Priestley est depuis longtemps l’objet d’intérêt des historiens anglophones, mais peu de travaux lui sont consacrés en français. Ce livre vient donc combler une lacune, en analysant la philosophie de Priestley. Son auteur s’intéresse, depuis sa thèse sur Anthony Collins, à la philosophie britannique du XVIIIe siècle, et c’est résolument comme philosophe qu’il approche la pensée de Priestley, en récusant, comme il l’explique dans l’introduction, les méthodes de l’histoire des idées ou de l’histoire intellectuelle, présentées de façon plutôt simpliste. Tout en citant longuement l’historien intellectuel Knud Haakonssen, qui analyse de façon nuancée et équilibrée les différentes approches des écrits du passé en proposant de combiner les méthodes de l’histoire des idées et de la philosophie, Pascal Taranto réduit, de façon quelque peu caricaturale, l’histoire des idées à »la restitution de contexte«, contexte qui étrangement semble pour lui correspondre à l’emploi des catégories (p. 18–19). Il se livre donc ici à une analyse philosophique interne, mieux capable selon lui d’approcher l’originalité de Priestley.

Le livre est consacré au système philosophique de Priestley tel qu’il le développe dans les années 1770, c’est-à-dire ce que Priestley appelle lui-même son matérialisme. Pascal Taranto souligne que, pour lui, il faut comprendre la pensée du chimiste comme un système, en soulignant son unité qui aurait été méconnue par les historiens antérieurs de ce penseur. On peut cependant estimer que souligner, comme l’ont fait ces spécialistes, la grande diversité des intérêts de Priestley discutés dans une œuvre énorme et qu’il est difficile de traiter dans une seule étude, ne revient pas à nier l’unité de son système, unité revendiquée par Priestley lui-même. Et ce livre aussi ne prétend pas englober tous les aspects de son œuvre multiforme, même si les écrits politiques de Priestley sont aussi traités brièvement dans le dernier chapitre. Ici, cependant, l’auteur ne prête pas suffisamment attention à la chronologie des interventions de Priestley dans le domaine politique.

Le livre étudie donc ce système philosophique, composé selon Priestley de matérialisme, de déterminisme et de socinianisme. Le livre est ainsi divisé en trois parties, traitant successivement de »Matière«, »Nécessité«, »Résurrection«. Dans chaque partie, Pascal Taranto s’efforce de situer l’auteur dans l’histoire de la philosophie, en analysant dans la première partie surtout le rapport à la méthode de Newton, dans la deuxième le rapport à la philosophie de David Hartley notamment, mais également à celle de Collins; et dans la troisième partie, l’auteur s’attache à examiner la théologie de Priestley. Rien donc de très étonnant, car ce sont les auteurs que Priestley reconnaît lui-même comme importants. Le lecteur français qui ne connaît pas la pensée de Priestley trouvera ainsi exposés en détail les aspects essentiels de son système concernant l’être humain, purement matériel et déterminé, système qu’il affirme correspondre au vrai christianisme. Cette religion pure aurait été, selon Priestley, corrompue par l’importation d’éléments païens, comme la doctrine de l’âme immortelle et immatérielle, qu’il faut abandonner si l’on veut sauver la religion et convaincre les incroyants, de plus en plus nombreux. Pour Pascal Taranto, à la différence d’autres spécialistes de Priestley, pour comprendre son système et sa logique interne, il faut commencer non avec la théologie, qu’on peut cependant estimer en être le fondement, mais avec ses principes métaphysiques. C’est un choix qu’on peut contester mais qui est suivi ici avec cohérence.

De son étude de la philosophie matérialiste et déterministe de Priestley, Taranto tire également des conclusions générales sur les »Lumières« et sur la »sécularisation«, pour souligner que, selon lui, »la philosophie est au cœur des Lumières« (p. 332). Ici, il ignore la plus grande partie des débats récents autour de cette question, notamment dans le monde anglophone. En général d’ailleurs, ce livre passe sous silence nombre d’études antérieures sur les questions ou les auteurs traités ici. Une autre remarque qu’on peut faire sur sa démarche concerne »la restitution du contexte«, balayée au début du livre. Car Pascal Taranto doit bien, en traitant de la théologie ou de la pensée politique de Priestley, prêter attention au contexte historique; ici on constate une certaine simplification et un manque de connaissances historiques, à la différence de la minutie des analyses philosophiques. Étant donné que la plupart des lecteurs français de ce livre ne connaîtra sans doute pas bien cette histoire complexe, il est dommage que ce livre ne la restitue pas suffisamment, car elle aide certainement à comprendre certains aspects de la pensée de Priestley qui peuvent autrement sembler paradoxaux.

Le livre est aussi, comme on constate malheureusement souvent dans les ouvrages publiés dans cette collection, défiguré par un certain nombre de coquilles, d’erreurs et de lacunes dans les références ou dans la bibliographie. Les traductions françaises des citations sont également quelquefois inexactes, avec même quelques contresens. Cela dit, le public français qui ne connaît pas Priestley et qui n’a pas accès aux ouvrages en anglais tirera sans doute profit de ce livre qui lui fera connaître la pensée de ce scientifique et théologien et ainsi la diversité de ce qu’il est convenu d’appeler les »Lumières«.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Ann Thomson, Rezension von/compte rendu de: Pascal Taranto, Joseph Priestley, matière et esprit au siècle des Lumières, Paris (Honoré Champion) 2020, 402 p. (Libre pensée et littérature clandestine, 77), ISBN 978-2-7453-5427-3, EUR 68,00., in: Francia-Recensio 2021/2, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.2.81689