C’est la quatrième fois depuis sa création que le Centre d’études historiques de Fanjeaux consacre l’une de ses séances de travail au »catharisme«, autrement dit à cette célèbre hérésie du Moyen Âge longtemps présentée par la tradition historiographique comme une religion concurrente de celle du christianisme latin. Selon ce modèle, l’hérésie »cathare« se serait implantée aux XIIe et XIIIe siècles en Italie du Nord et dans le Sud du royaume de France, avant d’être éradiquée par le fer de la croisade et le feu de l’Inquisition. Ici, l’exercice est profondément différent, puisqu’il s’agit d’interroger la pertinence d’un modèle historiographique hérité du XIXe siècle, encore dominant au XXe siècle, mais de plus en plus contesté aujourd’hui. Avec ses dogmes proches du dualisme, ses rituels spécifiques, son simili-clergé (les »parfaits«), le »catharisme« ne s’envisage plus, en effet, qu’avec des guillemets comme pour mieux en souligner la nécessaire mise à distance critique. Les avancées récentes sur le sujet justifiaient amplement une mise au point. Tel est l’objectif principal que s’est assigné ce 55e opus des »Cahiers de Fanjeaux« qui se conçoit également comme un hommage aux travaux de l’historien Jean-Louis Biget.
Les 14 contributions réunies ici, précédées d’une introduction éclairante de Jean-Louis Biget, sont réparties selon un fil chronologique en quatre sections assorties d’un point d’interrogation: celle des »origines« (Alessia Trivellone, Edina Bozoky, Jean-Louis Biget, Uwe Brunn), celle de l’élaboration d’une Occitanie hérétique (Robert Ian Moore, Emmanuel Bain, Hélène Débax), celle de la réalité des dissidences avant la croisade des Albigeois (Guy Lobrichon, Jean-Louis Biget, Bernard Hodel) et, enfin, celle du devenir de l’hérésie après 1209 (Jacques Paul, Mark Gregory Pegg, Jean-Paul Rehr).
La prudence perceptible dans le choix du titre comme dans le ton consensuel des conclusions du colloque (André Vauchez) ne peuvent masquer l’ampleur de la rupture accomplie. À de rares exceptions près (Edina Bozoky et Jacques Paul), la plupart des contributions s’accordent en effet à déstabiliser le modèle du »catharisme«. Cette remise en cause emprunte plusieurs chemins: elle passe d’abord par un retour critique aux sources. Ainsi, Alessia Trivellone, reprenant l’ensemble des écrits antihérétiques disponibles pour le XIIIe siècle en Italie du Nord, démontre, preuves philologiques à l’appui, que ces textes, en dépit de leur renvoi à une réalité sociale et toponymique apparente, se nourrissent d’abord de stéréotypes agressifs fondés sur le principe de l’inversion. L’analyse génétique de ces sources d’origine inquisitoriale révèle de manière convaincante que l’ubiquité de certains personnages (comme le prétendu évêque »cathare« Nazaire) résulte de l’interdépendance de textes qui se citent les uns les autres.
De même, Jean-Louis Biget voit dans la fameuse »Charte de Niquinta« (soit la mention par Guillaume Besse en 1660 d’un »concile« des hérétiques qui se serait tenu à Saint-Félix de Lauragais) le produit d’une falsification savante du XVIIe siècle. La force de la démonstration réside autant dans l’établissement des capacités techniques de Guillaume Besse à produire pareille forgerie que dans la mise en évidence des enjeux politiques et religieux propres au XVIIe siècle qui informent le document. C’est encore Emmanuel Bain qui reprend l’étude du »De fide catholica« d’Alain de Lille connu pour citer fugitivement les »cathares«. L’appréciation exacte de la nature du texte devient ici essentielle: loin d’être un traité polémique dirigé contre des dissidents locaux éventuellement »cathares«, le »De fide catholica« se présente comme une somme de théologie à portée universelle dont le but est de dénoncer l’hérésie sous toutes ses formes afin de servir un projet politique (celui du seigneur de Montpellier) et une ambition plus personnelle (celle d’être un nouveau Père de l’Église).
La dernière contribution de Jean-Paul Rehr se trouve consacrée à un autre texte phare du »catharisme« très sollicité par les historiens: le registre de la grande enquête inquisitoriale toulousaine en 1245–1246 (BM, Toulouse, Ms. 609). L’auteur commence par jeter une lumière crue sur l’état déficient des matériaux utilisés jusqu’à présent par la plupart des historiens qui se sont généralement servis de transcriptions partielles réalisées de manière artisanale. C’est dire l’intérêt que présente l’annonce d’une nouvelle édition numérique davantage conforme aux standards scientifiques.
Une deuxième façon d’affaiblir le »mythe cathare« consiste à mettre en perspective les traits doctrinaux spécifiques prêtés par les inquisiteurs aux prétendus hérétiques. Plusieurs études explorent cette dimension idéologique du problème: Dominique Iogna-Prat insiste par exemple sur le fait que le dualisme cathare est construit sur le modèle inversé de l’Église tandis qu’Uwe Brunn retrace dans la longue durée l’histoire de la dichotomie »fils du diable/fils de Dieu«.
Une autre voie privilégiée de la révision est celle d’une plus fine contextualisation des problèmes liés à cette histoire. Tel est l’objet, par exemple, de la contribution d’Hélène Débax qui retrace le parcours de trois légats pontificaux étroitement impliqués dans des réseaux d’intérêt lignagers et seigneuriaux, lesquels peuvent en partie expliquer leur acharnement contre la dynastie raimondine de Toulouse.
Une orientation similaire guide l’article de Robert Ian Moore qui s’attache à reconstituer la genèse, de la fin du XIe siècle à la fin du XIIe siècle, d’une représentation du comté de Toulouse comme foyer majeur d’hérésie. L’importance accordée à la contextualisation politique rend d’autant plus cruciale la mise au point d’une périodisation adéquate. De ce point de vue, nombre d’études mettent en valeur le tournant de la croisade albigeoise de 1209. Les interventions de Guy Lobrichon sur l’évangélisme dans sa version méridionale et de Jean-Louis Biget sur les »bons hommes« et les »bonnes femmes« au XIIe siècle se rejoignent pour considérer qu’il n’y a pas de sens à parler d’hérésie avant que l’institution ecclésiastique n’en décide autrement à partir des années 1190 et surtout du déclenchement de la croisade.
Enfin, la révision ne serait pas complète sans une réflexion plus épistémologique apte à dévoiler les biais méthodologiques et les présupposés qui ont exercé leurs contraintes sur l’historiographie du catharisme. Il appartient à Mark Gregory Pegg de conduire cette réflexion dans un article décapant qui n’hésite pas à soulever des questions parfois dérangeantes, comme »celles de savoir pourquoi tant d’excellents historiens s’accrochent toujours à cette erreur [celle du catharisme], de savoir ce qui définit en réalité une religion, de savoir si l’histoire, en définitive, est une science …« (p. 333).
On aura ainsi compris que l’intérêt de cet ouvrage dépasse de loin son sujet immédiat en ce qu’il implique une réflexion plus large et salutaire sur les méthodes qui fondent la connaissance historique en même temps que les conditions de son progrès. Il n’est pas fréquent d’assister à l’effondrement d’un paradigme historique séculaire: c’est pourtant bien l’impression qui se dégage en fin de compte de la lecture de ces 448 pages. À l’évidence, le projet de mettre le »catharisme en questions« aboutit tout simplement à mettre son existence en question. Et ce n’est pas forcément une mauvaise nouvelle: la réfutabilité, soit l’aptitude à se défaire de représentations et d’hypothèses reconnues comme fausses, n’est-elle pas encore, comme le pensait Karl Popper, la meilleure garantie du progrès scientifique?
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Franck Mercier, Rezension von/compte rendu de: Jean-Louis Biget, Sylvie Caucanas, Michelle Fournié, Daniel Le Blévec (dir.), Le »catharisme« en questions, Fanjeaux (Centre d’études historiques de Fanjeaux) 2020, 448 p. (Cahiers de Fanjeaux, 55), ISBN 978-2-9568972-1-7, EUR 30,00., in: Francia-Recensio 2021/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.2.81695