Horst Lößlein publie une version à peine remaniée de sa thèse menée en cotutelle franco-allemande (Limoges – Munich) et soutenue en 20171. Le livre s’empare avec bonheur d’un sujet difficile: le pouvoir royal en Francie occidentale entre la mort de Charles le Chauve et la déposition de Charles le Simple (877–923). On est en plein effondrement de l’Empire carolingien et au commencement du »premier âge féodal« de Marc Bloch, une période caractérisée aujourd’hui comme les »transformations du monde carolingien«. Le choix du thème est d’autant plus bienvenu que les historiennes et historiens français, depuis un siècle, n’ont guère étudié cette entrée dans la féodalité sous l’angle d’un pouvoir royal supposé en pleine déliquescence: l’intérêt s’est reporté sur les structures sociales ou sur des monographies locales. Le moment est d’autant plus propice que les rois carolingiens ont fait l’objet de plusieurs monographies récentes (Charlemagne, Louis le Pieux, Louis le Germanique, Charles le Chauve, Charles le Gros; il manque encore Lothaire …). Ce livre complète la série, mais doit aussi être comparé, dans sa démarche, à celui de Thilo Offergeld, »Reges pueri«, car tous deux combinent une perspective thématique (ici, les »possibilités du pouvoir royal«) et une narration dépassant le cadre d’un règne unique.

La grande difficulté du sujet choisi est le manque de sources. Les annales de Saint-Vaast s’interrompent en 900 et Flodoard ne débute ses annales qu’en 919, plongeant l’essentiel du règne dans l’obscurité. La période 877–900 est mieux documentée. La principale source exploitable, ce sont alors les diplômes royaux déjà étudiés par Geoffrey Koziol: Horst Lößlein reprend entièrement ce dossier. Le thème choisi, les »possibilités du pouvoir royal«, est problématisé p. 6–20. Après avoir présenté les ressources matérielles (fiscs, tonlieux, monnaie …) et les leviers institutionnels (l’ost, la nomination des comtes …), Lößlein définit le pouvoir royal comme le résultat des relations entre le roi et l’aristocratie (p. 12–13, et en conclusion p. 347). Ces relations ont plusieurs pivots: l’accès au roi, la dévolution d’honores, de bénéfices et de privilèges et, plus largement, la constitution d’une identité aristocratique commune. Elles mettent le roi en position d’arbitre de la compétition entre aristocrates, qui lui dégage une marge de manœuvre. Cette approche pragmatique du pouvoir, inspirée des travaux récents de Stuart Airlie, Jennifer Davis ou Martin Gravel, est opportune et bien adaptée à la période choisie. Mais il faut rester conscient des limites qu’elle se fixe elle-même; nous le verrons en conclusion.

La structure du livre est fidèle au titre. Le propos est centré sur le règne de Charles le Simple, mais pour le contextualiser, il remonte jusqu’à la mort de Charles le Chauve, lorsque (probablement) Louis le Bègue se remarie à Adélaïde, mère de Charles le Simple, puis, quand les deux premiers fils de Louis lui succèdent éphémèrement (879–884), avant que le petit Charles ne soit écarté du pouvoir en 885 et en 888 au profit de Charles le Gros et Eudes. La question de la légitimité carolingienne de Charles, brandie en étendard lors de son conflit avec Eudes, fait l’objet des premières pages (p. 21–38), puis cède la place à l’analyse du réseau qui l’appuie pendant la guerre civile de 893 à 897 (p. 39–76). Dans un deuxième chapitre, toute cette période 877–897 est reprise en considération, cette fois sous l’angle des réseaux de soutien du roi (p. 77–126 – la chronologie de ces deux chapitres est assez redondante); un troisième chapitre reprend ce thème et le prolonge dans la période suivante, 898–923 (p. 127–232). Sa taille le montre, ce chapitre est le cœur de l’ouvrage. Les chapitres suivants abordent les relations entre rois (p. 233–259), leur politique envers les Normands (p. 260–294), puis, pour finir, le rôle de la confiance dans les rapports entre le roi et les différents groupes d’intérêts (p. 295–346).

Il faut saluer l’ambition et l’ampleur du travail réalisé par Horst Lößlein. Les deux premiers tiers de l’ouvrage sont occupés par une reconstitution érudite et minutieuse, à partir des diplômes royaux, chartes privées et autres sources, des réseaux du roi et du positionnement politique des grands. Ce livre, servi par une bibliographie polyglotte et par ses index, sera, disons-le d’emblée, un outil précieux pour tout spécialiste de cette période.

On peut résumer les acquis du livre en suivant d’abord son analyse des luttes de factions. Toute la période (877–885) reste dominée par l’ancien entourage de Charles le Chauve: Hugues l’Abbé, Boson, Bernard Plantevelue, Gauzlin et Bernard de Gothie. Ces factions se livrent une lutte de plus en plus violente: celle de Bernard de Gothie est brutalement éliminée en 878–879 alors que celles de Gauzlin et Hugues l’Abbé polarisent le royaume jusqu’à leur mort en 886. En décrivant les groupes, Horst Lößlein distingue une »couche interne« d’une »couche externe« composée de personnalités moins connues. Dans le groupe de Hugues l’Abbé, on retrouve Thierry le Chambrier, les comtes Goiram et Anscar; dans le groupe de Gauzlin et Bernard de Gothie, Gauzfrid et Emenon … Puis les années 885–887 sont celles d’un premier renouvellement du personnel: la plupart de ces grands disparaissent ou choisissent l’ancrage local plutôt que la compétition centrale.

En 888, le jeu des factions reprend de plus belle à l’élection d’Eudes. Dans son entourage se distinguent son frère Robert, Thierry de Vermandois, Hucbald de Senlis, Adémar de Poitiers et les clercs Gauthier de Sens, Anskeric de Paris et Ebles de Saint-Denis. Lorsqu’éclate la révolte de 892, Robert devient son véritable n° 2 (p. 118), tandis qu’un parti d’opposants se cristallise autour de Charles le Simple: Foulques de Reims, Herbert de Vermandois, Raoul de Saint-Vaast et Baudouin II. Ce qui caractérise cette élite déchirée, affirme Lößlein, c’est son manque de cohésion: contrairement aux magnats entourant Charles le Chauve, ceux-là n’avaient ni grandi ensemble à la cour, ni appris à collaborer (p. 121–126).

Les rapports de force sous Charles le Simple fournissent la substance du long chapitre de cent pages qui suit. En 898–900, l’entourage primitif de Charles triomphe, avec sa mère Adélaïde (p. 191–192), Foulques et Herbert Ier. Le principal perdant est Robert de Neustrie, no 2 déchu. L’assassinat de Foulques en 900 est un premier tournant: Charles le Simple s’appuie maintenant sur Richard le Justicier, renforçant la frustration de Robert. En 903 a lieu un deuxième tournant: Robert fait un retour en grâce spectaculaire, tandis que l’archevêque Hervé de Reims, en pleine ascension, devient archichancelier en 911. Horst Lößlein montre que malgré l’affection de Charles pour son épouse Frérune, elle ne joue aucun rôle politique (p. 194). Il décrit l’attitude contrastée des deux grands princes territoriaux du règne: Guillaume le Pieux, comte du palais purement honorifique, ne fréquente guère la cour et prend une franche autonomie (p. 205–208), alors que Richard fréquente régulièrement le palais. On peut suivre Lößlein affirmant que seule la mort de ce dernier en 921 permet à la révolte de 922 de réussir (p. 208–210).

En 911 a lieu un troisième tournant – décisif – avec la conquête de la Lotharingie. Dans le nouveau royaume, le groupe de Régnier au Long Col est privilégié aux dépens de celui des Matfrid. Mais après la mort de Régnier en 915, son fils Giselbert ne jouit pas d’une même faveur; Charles le Simple rééquilibre le jeu au profit des Matfrid. Le fameux Haganon prend alors son essor en 916–922. Sur ce point crucial, Lößlein montre qu’Haganon est loin d’avoir été le seul ami du roi et, surtout, que le reste des grands demeurent bien représentés dans l’entourage royal: impossible de l’accuser d’accaparer la faveur de Charles (p. 200–204). Il faut expliquer autrement la révolte de 920 et 922. Lößlein décrit l’influence croissante du futur rival, Robert, sur le gouvernement du royaume.

Lors des longues absences du roi en Lotharingie, c’est lui qui gère à la fois Neustrie et Francie; il obtient l’abbaye de Saint-Amand (p. 210–221). Il noue des liens étroits avec Richard le Justicier et son fils Raoul; ils remportent ensemble la bataille de Chartres en 911, puis Robert négocie directement la cession de la Bretagne aux Normands en 921 (p. 289–292). Il a gardé toute sa place à la cour, obtenant cinq diplômes en 917–919. C’est Charles, pour avoir les mains libres en Lotharingie, qui a mis Robert à la place éminente qui en fait son rival en 920–922.

Si »l’affaire Haganon« n’a pas les proportions qu’on a imaginées, il reste à comprendre pourquoi le réseau de Charles se délite en 922 (chapitre 6, qu’il aurait sans doute été plus heureux de placer après le chapitre 3). La malchance joue son rôle, avec la disparition successive de deux soutiens précieux, Richard le Justicier et Hervé de Reims (p. 227). Mais Horst Lößlein propose surtout un scénario de la crise de la confiance, un concept dont il emprunte l’herméneutique à Niklas Luhmann. En 892 et 922, Eudes et Charles, par des décisions autoritaires (envers Adémar de Poitiers et Gaucher de Laon pour le premier, envers Giselbert et Robert pour le second) auraient miné la confiance de leur entourage. Le détonateur de l’affaire Haganon n’est pas la promotion d’aristocrates modestes ou l’accaparement de l’accès au roi, mais le refus de ce dernier de négocier avec des princes sentant leurs intérêts menacés. Au terme de l’analyse, c’est Charles qui semble le principal responsable de la révolte qui l’a emporté (p. 330–342).

Ces considérations sur les réseaux nobiliaires et le positionnement des grands ne sont pas les seuls acquis du livre, loin s’en faut, mais ils en occupent la majeure partie. La méthode de Lößlein a le mérite de mettre en évidence des nobles moins connus, comme, sous Charles le Simple, les comtes Erlebald de Châtresais et Raoul de Gouy, ou l’évêque Abbon de Soissons (p. 178–186). Haganon n’est plus une figure isolée; le mystérieux Ragenold, nommé duc du Maine par Charles le Gros, est un autre cas de parvenu. Mais les acquis du livre dépassent ces analyses de réseaux ou de prosopographie.

Horst Lößlein discute finement les thèses de Geoffrey Koziol relatives aux diplômes royaux, pour démontrer que Charles le Simple n’a pas poussé sa politique mémorielle carolingienne aussi loin qu’on l’a cru. Il n’évoque pas le souvenir de Charles le Chauve plus que ses prédécesseurs immédiats ne le font; s’il imite le sceau et monogramme de Charlemagne en 913, c’est sans doute une initiative isolée de Ratbod d’Utrecht; enfin, en datant ses diplômes in successione Odonis, il reconnaît la légitimité de son prédécesseur (p. 142–149).

Autre point fort du livre: Charles n’a pas été aussi accaparé par la Lotharingie qu’on l’a pensé. Il y séjourne un tiers de son temps entre 911 et 922 et, contrairement à Louis l’Enfant, il en supprime la chancellerie (p. 175–178). Charles continue, comme Eudes, de réunir des plaids royaux (qui renforcent la confiance dans la justice royale) et des assemblées, comme celles de Tours-sur-Marne en 899 et 922, où se pressent ses fidèles de Septimanie; enfin, il continue de placer ses chapelains comme évêques où il le peut (p. 190). Enfin, Horst Lößlein montre que le traité de Saint-Clair-sur-Epte est innovant en ce qu’il concède un territoire aux Normands, mais après une victoire plaçant les Francs en position de force et forçant les Normands à la conversion au christianisme.

Ce livre dense et riche s’imposera comme un instrument de travail incontournable. On peut exprimer un regret important: l’ouvrage est d’une lecture non seulement exigeante, mais vraiment ardue. Le plan est difficile à suivre et un lecteur non averti peut se noyer dans les méandres de la prosopographie. Davantage de cartes et de schémas auraient été nécessaires à ces reconstitutions de réseaux et on ne saurait trop recommander à l’auteur de les publier dans une publication complémentaire2. Des erreurs très minimes n’entachent pas le bilan d’un livre aussi ambitieux (Fleury est placé à la frontière entre »Francie« et »Maine«, p. 152).

Il est important pour terminer de rappeler que ce livre n’est pas l’histoire d’un règne, mais une monographie thématique portant sur la marge de manœuvre royale. Il la définit comme la capacité du roi à obtenir, par différentes interactions, la coopération des grands. Tout au long des deux premiers tiers du livre, le roi reste paradoxalement dans l’ombre, pour mieux mettre en lumière des luttes de factions qui lui libèrent, justement, une marge de manœuvre. Ainsi, l’assassinat de Foulque par Baudouin II permet à Charles de se réconcilier avec ce dernier pour le restant du règne (p. 187–188); lorsqu’il entre en conflit avec Guillaume le Pieux en 908, il se rapproche de Raymond de Nîmes-Albi (p. 205); la mort de Régnier au Long Col permet de rééquilibrer en faveur des Matfrid (p. 182–183).

Le résultat n’est pas sans évoquer les »oppositionelle Gruppen« de Karl Brunner, mais débarrassées des déterminismes par lesquels il associait mécaniquement les individus aux groupements de parenté. On aboutit à un bilan équilibré des interactions entre aristocratie et royauté, où l’aristocratie est divisée en groupes d’influence et où le roi doit entretenir leur confiance par des actes chorégraphiés (justice, privilèges). On a beaucoup lu ces dernières années que les interactions entre roi et aristocratie ne sont pas un »jeu à somme nulle« et qu’ils ont un intérêt naturel à coopérer; cet ouvrage est moins optimiste, en offrant le spectacle de magnats résolus à renforcer leur contrôle sur le roi et ses ressources, par la révolte si besoin.

Le phénomène majeur du règne, l’essor des principautés territoriales, n’entre pas dans la perspective principale du livre (voir cependant p. 16 et 205–222). Pour avoir une image complète du pouvoir royal autour de 900, il faut pourtant le prendre en compte et se souvenir de la manière dont ces princes s’emparent de précieuses ressources (fiscs, abbayes royales, nominations épiscopales, vassaux royaux) à l’extérieur de la Francia; à ce sujet, seuls les déplacements royaux hors de Francia sont abordés par le livre (p. 130–134). Or, ces ressources matérielles, à peine esquissées en introduction, font partie, elles aussi, de la »marge de manœuvre« du roi. Il est difficile, il est vrai, d’évaluer le fisc au Xe siècle. Une première esquisse avait été proposée par Ferdinand Lot dans »Les derniers Carolingiens«, mais elle doit être complétée. Il faut donc se rappeler que ce livre ambitieux, rigoureux et innovant ne reconstitue pas toute la marge de manœuvre du pouvoir royal, mais la marge relationnelle – d’une importance capitale – qu’une approche classique n’avait pas prise en compte. En ce sens, il représente un heureux contrepoint aux »Études sur la naissance des Principautés territoriales en France« de Jan Dhondt, qui parlaient un peu trop vite, on le mesure à présent, d’une »royauté peu à peu déclinante jusqu’à se résorber presqu’entièrement« (p. 1).

1 Elle est aussi en ligne, en libre accès (DOI: https://doi.org/10.16994/ban).
2 Voir Jean-François Lemarignier, Le gouvernement royal aux premiers temps capétiens, Paris 1965, où sont rassemblées des cartes des destinataires de diplômes royaux remontant jusqu’à Charles le Simple.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Warren Pezé, Rezension von/compte rendu de: Horst Lößlein, Royal Power in the Late Carolingian Age. Charles III the Simple and His Predecessors, Cologne (Modern Academic Publishing) 2019, XIV–404 p., num. maps, ISBN 978-3-946198-48-2, EUR 24,99., in: Francia-Recensio 2021/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.2.81706