L’ouvrage de Christian Trottmann entend relire une partie de l’œuvre de Bernard de Clairvaux sous le prisme de la philosophie, et identifier l’influence qu’il a pu exercer, d’un point de vue thématique, dans la constitution d’une école cistercienne de philosophie dans la deuxième moitié du XIIe siècle. Dans cette perspective, l’enjeu, clairement énoncé, est double. En premier lieu, il s’agit de restituer à Bernard de Clairvaux sa place dans l’histoire de la philosophie occidentale (p. 629), c’est-à-dire de dépasser l’assignation de Bernard et de ses disciples au seul domaine de la »spiritualité«, en leur redonnant l’épaisseur éthique et métaphysique qui leur revient. En second lieu, l’enjeu est de »relativiser certains éclairages de l’historiographie contemporaine trop centrés sur le XIIIe siècle« (p. 17). Contre une historiographie qui voit dans le Moyen Âge classique, et en particulier dans Thomas d’Aquin, le sommet de l’acculturation chrétienne de la philosophie antique (principalement aristotélicienne), l’ouvrage entend identifier en Bernard l’aboutissement d’une autre lignée intellectuelle, qui hérite de Socrate, christianisé et médiatisé par Origène et Augustin. De fait, le maître-mot de l’ouvrage est celui de »socratisme chrétien« repris à Pierre Courcelle, et le fil directeur l’analyse de l’articulation entre la connaissance de soi socratique et la contemplation néo-platonicienne de l’Un.
L’ouvrage s’organise en deux parties. La première partie (p. 23–224) présente le système philosophique de Bernard de Clairvaux, la deuxième partie (p. 229–596) examine neuf exemples de cisterciens que l’on peut, à des degrés divers, inscrire dans la continuité intellectuelle de Bernard. La première partie s’appuie d’abord sur la lecture par Bernard de l’injonction socratique à se connaître soi-même, qui est axée sur la nécessaire découverte de l’humilité et complétée par la mise en œuvre de la charité. Humilité et charité sont alors investies d’une dimension eschatologique puisque la charité ne peut s’accomplir que dans la contemplation de Dieu lors de la résurrection. Cette triple structure »humilité, charité, eschatologie« est considérée par Christian Trottmann comme la signature de la philosophie de Bernard. Dans cette perspective, l’auteur analyse en détail deux conséquences philosophiques de cette structure.
En premier lieu, plutôt que de reprendre le thème bien connu de la liberté infinie de la volonté, il préfère mettre l’accent sur la faiblesse de la volonté, que seule une éthique de la charité permet de dépasser. En second lieu, il analyse les étapes de l’ascension de l’âme vers la contemplation du divin, dans le cadre d’une hénologie scalaire, et dont l’accomplissement ne peut être qu’eschatologique. La deuxième partie va mettre à l’épreuve cette lecture en cherchant, chez d'autres auteurs cisterciens, les traces à la fois de la structure »humilité, charité, eschatologie«, à l’œuvre dans le socratisme chrétien, et des théories de la contemplation qui l’accompagnent éventuellement.
Comme le précise Christian Trottmann, il ne s’agit pas d’identifier une »école« au sens strict, institutionnel, où des disciples répètent les paroles du maître avec d’infimes variations, mais, tout en faisant droit à la liberté des disciples cisterciens, d’identifier des éléments récurrents et structurants d’une pensée cistercienne. Revendiquant une part d’arbitraire dans ses choix, l’auteur examine de façon plus ou moins développée, les philosophies d’Ælred de Rievaulx, de Guerric d’Igny, de Geoffroy d’Auxerre, d’Isaac de l’Étoile (qui se voit consacré une centaine de pages qui constituent une véritable petite monographie), Garnier de Rochefort, Hélinand de Froidmont, Guillaume de Saint-Thierry (dont la proximité trop évidente avec Bernard est nuancée par l’auteur), Alain de Lille et Joachim de Fiore.
On pourrait s’étonner de certaines absences (par exemple, Baudoin de Ford) ou estimer que Joachim de Fiore, et surtout Alain de Lille, sont vraiment trop éloignés des formes intellectuelles bernardines pour y être rattachés. Mais de façon générale, l’auteur livre de belles analyses sur chacun de ces penseurs qui pour certains d’entre eux sont trop souvent négligés, c’est indéniable, par l’histoire de la philosophie.
Disons-le tout de suite, afin d’éviter les déconvenues, ce livre d’une haute teneur spéculative saura ravir les amateurs de néo-platonisme qui, par-delà l’ignorance médiévale des textes proprement néo-platoniciens de Plotin, Porphyre ou Jamblique, pourront découvrir comment, par des voies détournées (boécienne et dionysienne, notamment), et avec une incontestable ingéniosité et un vrai talent, les penseurs du XIIe siècle, et en premier lieu Bernard de Clairvaux, ont su faire revivre les structures de pensée néo-platoniciennes, et en particulier l’hénologie. À ce titre, le premier objectif du livre, restituer à Bernard et à certains cisterciens leur place dans l’histoire de la philosophie, peut être considéré comme étant atteint.
Christian Trottmann convainc ses lectrices et ses lecteurs, si cela était nécessaire que, entre le Pseudo-Denys l’Aréopagite et Nicolas de Cues, il faut faire une place à ce groupe de moines cisterciens. En revanche, il laissera un peu plus perplexe l’historien de la philosophie médiévale, qui pourra légitimement juger que le deuxième objectif, celui de relativiser l’historiographie dominante qui limite trop souvent le Moyen Âge au seul XIIIe siècle, n’est pas atteint. De fait, le XIIe siècle, quelle que soit la pertinence de l’idée de Renaissance, peut à juste titre être considéré comme une période d’intense foisonnement intellectuel où se mettent en place des méthodes et des schèmes de pensée nouveaux qui, par-delà la rupture, indéniable, qu’impose l’introduction d’Aristote et la formation des universités, vont continuer à produire leurs effets intellectuels tout au long du Moyen Âge.
Relativiser le schéma historiographique classique, et rendre justice à l’histoire intellectuelle du XIIe siècle exigerait donc de replacer Bernard de Clairvaux et ses disciples dans le contexte qui est le leur, en les inscrivant dans les débats qui agitent leur époque, que ce soit dans le cloître ou dans l’école dont les frontières ne sont sans doute pas aussi étanches que l’on se plaît à le dire trop souvent. Or, ce n’est pas le choix qui est fait ici. Bernard est confronté à ce qui le dépasse et qu’il ne pouvait pas connaître: à tel ou tel texte de Platon ou d’Aristote (l’»Alcibiade Majeur«, l’»Éthique à Nicomaque«), à Kant ou à Davidson, et surtout à Thomas d’Aquin, qui reste, implicitement, la pierre de touche de ce que doit être la philosophie médiévale.
En revanche, les contemporains de Saint Bernard, et des autres auteurs cisterciens analysés, sont absents ou fantomatiques. L’École de Laon est absente, alors qu’il aurait pu être intéressant de confronter les différents discours sur la charité; Pierre Lombard n’est quasiment pas évoqué, alors qu’il est un vecteur de transmission important des débats des années 1130–1140; Hugues de Saint-Victor et Gilbert de Poitiers le sont de façon allusive; et Abélard de façon schématique. Quand ce dernier est mentionné, c’est à travers le prisme de ses opposants cisterciens dont la lecture est adoptée sans discussion (Abélard est un dialecticien qui réduit la foi à l’opinion). De même, le concept clé chez Bernard d’oculus simplex, d’origine augustinienne, et qui joue un rôle important dans toute la théologie du XIIe siècle, aurait mérité une mise en contexte plus précise.
Assurément, il est difficile, voire impossible, de maîtriser pleinement l’ensemble de ces sources, et il serait sans doute malvenu de reprocher à un livre qui veut mettre au jour une philosophie cistercienne de se focaliser sur les cisterciens. Mais cette focalisation sur les cisterciens pose un problème de fond, c’est que l’on ne voit pas trop quel est le sens du terme »philosophie« employé dans cet ouvrage. On croit deviner que le concept implicite de philosophie employé à propos de Bernard est celui augustinien de vera philosophia, où les promesses de la philosophie païenne (connaissance du vrai et expérience du bonheur) sont accomplies par le christianisme, et c’est sans doute légitime tant est grande l’importance d’Augustin pour le XIIe siècle en général et pour les cisterciens en particulier.
De ce fait, la circulation entre les formes de discours héritées de la philosophie antique et celles que l’on qualifiera bientôt de théologiques est sans doute légitime. Mais il aurait valu la peine de clarifier ce concept, d’analyser peut-être plus précisément le célèbre sermon de Bernard aux étudiants parisiens et la critique d’une certaine philosophie qu’il développe, afin de confronter l’attitude de Bernard aux alternatives intellectuelles et institutionnelles qui se mettent en place au même moment et qui annoncent une distinction plus stricte des disciplines. Il est parfaitement légitime de chercher à réévaluer la dimension proprement philosophique de Bernard de Clairvaux et des cisterciens en général, mais cette réévaluation n’en sera que plus pertinente si elle est inscrite dans le contexte intellectuel qui est le sien.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Christophe Grellard, Rezension von/compte rendu de: Christian Trottmann, Bernard de Clairvaux et la philosophie des Cisterciens du XIIe siècle, Turnhout (Brepols) 2020, 700 p., 1 ill. en coul., 37 tabl., 2 ill. en n/b (Nutrix, 12), ISBN 978-2-503-58528-4, EUR 115,00., in: Francia-Recensio 2021/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.2.81707