Je souhaite pour commencer remercier Christophe Grellard pour sa lecture en profondeur et qui va à l’essentiel (Francia-Recensio 2021/2). Je souhaite toutefois exercer mon droit de réponse sur quelques points. Les trois termes de la structure de la philosophie de Bernard exposée au début du »De gradibus humilitatis et superbiae«, relevée avant moi par Étienne Gilson et Lambros Couloubaritsis, sont en fait humilité/charité/contemplation, même si en effet les deux dernières n’atteignent leur perfection que dans l’eschatologie. Grandeur et faiblesse de la volonté chez Bernard sont des aspects de sa philosophie sur lesquels j’avais déjà publié à l’occasion du centenaire de Descartes en 1996 et du colloque d’Iéna de 2004, elles sont indissociables et je les reprends ensemble dans le chapitre III. C’est à Iéna donc que j’avais initié le rapprochement avec Davidson, inspirant la problématique des organisateurs. Bernard n’est pas confronté à cet auteur mais est sans doute parmi les touts premiers à employer voluntatis infirmitas, sinon le tout premier. Comme avec Descartes et la liberté infinie image de Dieu, il s’agissait de lui rendre sa place dans l’histoire philosophique de ces thèmes. De même, quitte à remonter aux sources du noverim me noverim te, autant aller au-delà d’Augustin jusqu’à l’»Alcibiade«. Dans tous ces cas et les autres évoqués par Christophe Grellard, il s’agissait d’identifier des problèmes philosophiques dans leur surgissement et non de faire dialoguer Bernard avec un passé lointain ou un futur incertain. Je remercie Christophe Grellard d’avoir reconnu que le premier objectif de rendre leur place aux Cisterciens du XIIe siècle dans l’histoire de la philosophie est atteint par mon livre.
Il me faut en revanche revenir sur la question de l’historiographie. Mais auparavant je voudrais répondre à la question que j’ai retrouvée dans au moins une autre recension. Qu’est-ce que la philosophie pour Bernard? Tout simplement la considération comme recherche de la vérité, puisque c’est ainsi qu’elle est définie par contraste avec la contemplation. J’aurais sans doute dû y insister plus explicitement. Elle se déploie ensuite selon ses trois modalités: dispensative, estimative et spéculative, et ses objets sont énumérés à Eugène III: »vous d'abord, puis ce qui est au-dessous de vous, autour de vous et au-dessus de vous« (De consideratione, II, III, 6). Nous avons donc bien un Socratisme Chrétien commençant par la connaissance de soi, dont j’ai rappelé après d’autres la filiation origénienne et culminant dans une contemplation de Dieu, certes imparfaite en ce monde, mais cheminant selon une voie plus hénologique qu’ontologique. Christophe Grellard l’a bien vu d’ailleurs et je le remercie encore de la précision de sa lecture. Mais alors pourquoi invoquer la vera philosophia d’Augustin dans son opposition aux païens? Soucieux de sortir les cisterciens d’une exclusive qui les considérait comme trop chrétiens pour être philosophes et les cantonnait à la spiritualité, voire à »l’ascétique et mystique«, je me méfie aussi de celle qui à l’inverse voudrait que seuls les chrétiens atteignent la vérité. Gilson se plaisait à opposer Tertullien, partisan d’une telle fermeture et saint Justin, premier philosophe chrétien considérant quant à lui que »tout ce qui s’est dit de vrai est nôtre« (de mémoire). L’Église n’a selon moi jamais gagné à vouloir promouvoir une philosophie officielle et je me plais à considérer les cisterciens que j’ai étudiés comme des christianos philosophantes, selon l’expression que l’on trouvera au XIIIe siècle chez Roger Bacon. On peut ainsi avoir des philosophes chrétiens dont la philosophie n’est pas chrétienne, mais simplement déiste, voir athée, hier comme aujourd’hui. La question de la philosophie chrétienne a bien avancé depuis Gilson et Gouhier, surtout avec le livre de Theo Kobusch »Christliche Philosophie …«, paru en 2006 et qui n’a pas trouvé en France l’écho qu’il méritait.
Je tente un pas de plus en allant voir comment philosophent des chrétiens dont la spiritualité et l’ascèse pourrait masquer à certains l’authentique recherche de la vérité. Il est vrai que les choix opérés parmi ces auteurs étaient drastiques voire déchirants, en particulier dans le cas de Baudoin de Ford que j’ai dû renoncer à intégrer vu l’ampleur du livre comme aussi cetains textes d’auteurs retenus comme Aelred et même Bernard. Dans le cas du sermon aux clercs sur la conversion, son prosélytisme me rebutait un peu mais j’aurais bien sûr dû lui faire une place. Voilà qui pourra faire l’objet de travaux ultérieurs. De même pour les rapports des cisterciens aux réflexions de leur temps sur la foi, la trinité, l’âme, l’oculus simplex, et bien d’autres questions. Je n’avais pas la place dans ce livre de développer de telles comparaisons ou discussions voulant me centrer sur des auteurs peu étudiés.
J’espère qu’ils ne seront pas absents des livres qui pourront tenter de telles synthèse sur le XIIe siècle. L’opposition du cloître et de l’école a fourni une manière aisément dialectique de l’aborder et je suis heureux de voir que Chrisophe Grellard reconnaît que leurs frontières ne sont pas si étanches qu’on a pu le laisser croire. Il y a bien des points de convergeance entre les derniers écrits éthiques d’Abélard et ceux de Bernard en ce domaine. De plus le XIIe siècle, présente outre les courants dialectique et monastique, une dimension cosmologique avec les Chartrains, anthropologique avec les Victorins et leur approche spécifique du socratisme et de la contemplation. L’historiographie de la philosophie médiévale est sans doute appelée à des rééquilibrages après l’importance donnée au XIIIe siècle pour diverses raisons historiques ne relevant pas toutes des exigences internes de la science ou de la philosophie; celle du XIIe siècle aussi. Centré sur Bernard et les cisterciens de ce siècle, mon livre voulait seulement leur rendre leur place dans l’histoire de la philosophie, au-delà parfois du Moyen Âge, comme en son sein, simplement comme christianos philosophantes, à part entière.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Christian Trottmann, Rezension von/compte rendu de: Gegendarstellung zur Rezension von Christophe Grellard zu Christian Trottmann, Bernard de Clairvaux et la philosophie des Cisterciens du XIIe siècle, Turnhout (Brepols) 2020, 700 p., 1 ill. en coul., 37 tabl., 2 ill. en n/b (Nutrix, 12), ISBN 978-2-503-58528-4, EUR 115,00., in: Francia-Recensio 2021/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500)