La Seconde Croisade (1146–1148) ne manque pas de commentateurs. Après Giles Constable, Martin Hoch, Jonathan Harris, Graham Loud, John France, Christopher Tyerman, Jonathan Phillips, Werner Hechberger (rééd. 2011), Knut Görich et tout récemment Savvas Neocleous, voici que Jason Roche se propose de réexaminer l’histoire de cette croisade, et particulièrement les heurs et malheurs du roi germanique Conrad III et des croisés qui l’accompagnent.

Pour ce faire, il entend mener une relecture critique des sources principales traitant de l’expédition: Odon de Deuil, moine de l’abbaye de Saint-Denis, qui participe à la croisade et compose son »De profectione Ludovici VII in Orientem«, avant le dernier épisode, l’échec devant Damas; Jean Kinnamos, auteur d’»Epitomae«, rédigées entre 1180 et 1182, soit une trentaine d’années après les événements; Nicétas Choniatès, qui écrit deux versions successives de son »Histoire« au tout début du XIIIe siècle; Manganeios Prodromos, auteur de deux poèmes panégyriques (encomia) violemment antilatins, composés en 1147. Mais Jason Roche recourt aussi avec bonheur à la correspondance de Conrad III, aux grandes chroniques d’Otton de Freising et de Guillaume de Tyr, ainsi qu’à des chroniques locales, telle celle de Gilbert de Mons, sans oublier les œuvres de deux historiens arabes, Ibn al-Qalanisi et Ibn al-Athir, importantes pour tenter d’expliquer l’échec des croisés devant Damas.

Le propos de l’auteur est de discuter les affirmations de l’historiographie traditionnelle, expliquant les déboires de la croisade soit par la duplicité de Manuel Comnène qui, tout en prodiguant des conseils et des aides aux deux souverains, Louis VII et Conrad III, aurait poussé le sultan seldjoukide Ma’sud 1er à s’attaquer aux croisés lors de leur passage en Anatolie, soit par la faiblesse du commandement et l’indiscipline constante des croisés allemands, au point que les fidèles de Welf VI quittèrent la croisade à la suite de leur seigneur avant même d’atteindre Damas, soit par la trahison des élites du royaume de Jérusalem refusant que l’éventuelle conquête de Damas profite au comte de Flandre Thierry d’Alsace, plutôt qu’à l’un des leurs, soit par le manque d’entente entre les deux chefs, français et allemand, de la croisade.

Jason Roche reprend dans son ouvrage le déroulé chronologique depuis la prise de croix par Conrad III à Spire le 28 décembre 1147, sous l’influence ici minimisée de saint Bernard, car le roi germanique aurait été sensibilisé aux besoins d’aide de l’Orient latin avant la prédication du cistercien dans l’Empire. Un chapitre particulièrement novateur est consacré à la composition de l’armée. S’appuyant en effet sur des données numériques fournies par Gilbert de Mons, l’auteur réfute les chiffres extravagants des chroniqueurs et démontre de manière convaincante que la croisade germanique devait comprendre environ 12 000 hommes, dont 9 000 milites et fantassins et 3 000 non-combattants. C’est à partir de cette estimation que Jason Roche peut calculer par la suite les besoins alimentaires des hommes et des chevaux, à différents moments de l’expédition. Il met aussi en évidence que la troupe est divisée en deux groupes, les Staufer-Babenberg composant la suite du roi, et le groupe de Welf VI, prétendant au duché de Bavière et ennemi de Conrad III.

L’itinéraire emprunté par les Allemands est celui de la Première Croisade, à travers les Balkans, Constantinople et l’Anatolie. L’auteur fait preuve d’une excellente connaissance du terrain que manifeste la description précise du parcours et la publication de quatre cartes où, malheureusement, dans deux d’entre elles les dénominations turques des villes et villages remplacent les noms grecs du XIIe siècle, sans que le texte en fournisse toujours les équivalences. Quelques épisodes prennent un relief inhabituel. Alors que les sources latines ignorent le violent orage qui a dévasté le camp allemand à Choirobakchoi, les textes grecs soulignent l’importance des pertes subies par les croisés et y voient la manifestation d’un châtiment divin envers ceux que leurs auteurs tiennent pour des barbares, pleins de vices et uniquement désireux de s’emparer de Constantinople et d’y imposer la foi catholique.

L’arrivée des croisés à Constantinople pose le problème des relations entre le basileus, Manuel Ier Comnène et Conrad III, unis depuis 1146 par des liens de famille, ce qui n’empêche pas ce dernier, soucieux de son honneur et de son titre impérial, de refuser d’entrer à Constantinople et de se soumettre au cérémonial byzantin, pour lui dégradant, de la proskynèse. L’auteur montre qu’après de longues négociations, une rencontre équestre à égalité hors des murs de Constantinople fut la solution adoptée. Mais Manuel Ier manifesta néanmoins sa supériorité par une large distribution de cadeaux, tout en faisant contrôler par ses troupes le comportement des croisés allemands, transportés vers l’autre rive du Bosphore, surtout après le clash qui les opposa aux Grecs au lieu-dit Pikridion, sur lequel les sources latines sont muettes. Le basileus cherchait avant tout à obtenir le concours de Conrad III contre Roger II de Sicile, ce qui était incompatible avec l’objectif des croisés, Jérusalem.

Jason Roche prend soin de décrire ce qu’était l’Anatolie dans la première moitié du XIIe siècle, partagée entre un reste de souveraineté byzantine incarnée par des kastra tels Nicomédie et Nicée, des tribus nomades turkmènes occupant une grande partie de la Phrygie et le sultanat seldjoukide, autour d’Ikonion. La traversée de l’Anatolie est la grande épreuve subie par les croisés allemands, assaillis par les archers turkmènes autour de Dorylée et incapables de trouver les approvisionnements et l’eau indispensables sur le plateau steppique anatolien. Ce n’est pas une défaite militaire, mais la faim, la déshydratation et la maladie de ses troupes qui contraignent le roi germanique à décider le 26 octobre 1147 la retraite et le retour vers Constantinople. La suite de l’expédition est bien connue. Conrad III rejoint à Nicée la croisade française conduite par Louis VII. Ensemble, les deux armées décident d’emprunter la voie côtière égéenne et de faire un détour par Éphèse, d’où Conrad III, malade, regagne Constantinople. Il y renforce son alliance avec le basileus qui le fait transporter, lui et ses troupes, vers l'Outremer par la flotte impériale.

Le dernier chapitre de l’ouvrage, à mon sens trop bref (p. 287–314), s’intéresse aux péripéties de la croisade en Terre sainte. L’auteur réfute les racontars sur une liaison entre Aliénor d’Aquitaine, épouse de Louis VII, et Raymond de Poitiers, prince d’Antioche, liaison qui aurait poussé le souverain capétien à abandonner le projet de reconquérir Édesse pour gagner au plus vite Jérusalem. Selon Jason Roche, la véritable raison de cet abandon tient au souci de Louis VII et de Conrad III de ne pas accroître le pouvoir du prince d’Antioche, vassal-lige du basileus, et par là l’influence byzantine en Syrie du Nord. Craignant la menace constituée par l’alliance entre Mu’in al-din, gouverneur de Damas, et Nur al-Din, maître d’Alep, le roi de Jérusalem Baudouin III incite lors du concile de Palmarea les deux souverains croisés à se joindre à lui dans une expédition contre Damas. Mal et trop vite préparée, affaiblie par le départ de Welf VI et de son contingent, manquant d’eau et d’approvisionnements, craignant l’arrivée de secours musulmans, la tentative de s’emparer de Damas échoue en quelques jours et met fin à la croisade.

Incontestablement, l’ouvrage de Jason Roche apporte des points de vue nouveaux sur l’entreprise commune de Louis VII et de Conrad III. Utilisant des approches pluridisciplinaires, l’auteur réhabilite Conrad III, longtemps tenu pour un souverain faible et hésitant. Il met en évidence la force de l’alliance entre les Comnènes et les Staufer et disculpe Manuel Ier de toute responsabilité dans l’échec de la croisade. Surtout, grâce à une bonne connaissance du terrain et des exigences alimentaires des troupes, il démontre avec force que tant dans la traversée des Balkans que dans le parcours en Anatolie, les difficultés logistiques et de ravitaillement sont au cœur de la campagne et de son échec. Il s’appuie pour ce faire sur une riche bibliographie, essentiellement anglo-saxonne – le recours à l’ouvrage de Marc Carrier, »L'Autre à l'époque des croisades: les Byzantins vus par les chroniqueurs du monde latin (1096–1261)« (2012), aurait été utile –, commet peu d’erreurs (p. 51: mort de Manuel Ier Comnène en 1180 et non en 1182; p. 169: lire Prosouch et non pas »Prousch«), mais néglige d’élaborer un index, pourtant indispensable.

Au total, un très bon livre renouvelant l’historiographie de la Seconde Croisade.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Michel Balard, Rezension von/compte rendu de: Jason T. Roche, The Crusade of King Conrad III of Germany. Warfare and Diplomacy in Byzantium, Anatolia and Outremer, 1146–1148, Turnhout (Brepols) 2021, 365 p., 3 ill. en n/b (Outremer. Studies in the Crusades and the Latin East, 13), ISBN 978-2-503-53038-3, EUR 94,00., in: Francia-Recensio 2021/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.2.81799