David S. Bachrach (DB) vient de donner dans »Francia-Recensio 2021/2« un assez long compte rendu de mon »Champ de Mars«1, qu’il conclut ainsi:
»Comme monographie sur le campus martius, ce travail est manqué. D’abord, Stoclet ne discute pas ni surtout ne réfute l’étude de référence sur le campus martius par Bernard S. Bachrach (note 1: Bernard S. Bachrach, Charlemagne and the Carolingian General Staff, dans: Journal of Military History 66/2 [2002], p. 313–357), qui démontrait que l’idée même que Pépin transforma un Champ de Mars en Champ de Mai est un mythe historiographique basé sur les efforts de [quelques] savants visant à utiliser pour leurs propres besoins le jeu de mots de Grégoire de Tours, Frédégaire et Hincmar de Reims. Bref, tout ce que Stoclet dit sur le Champ de Mars repose sur la fausse prémisse que Pépin procéda effectivement à une réorganisation des assemblées, en particulier de celles où se faisait la mobilisation de l’armée franque en vue des campagnes militaires. Deuxièmement, Stoclet ne discute pas, ne tient guère compte ni même ne cite l’étude de B. S. Bachrach sur le système binaire d’assemblées que Charlemagne utilisa pour ses campagnes militaires et dont Adalhard de Corbie, le cousin de Charlemagne, donna un aperçu détaillé dans ›De ordine palatii‹« (traduction: Alain Stoclet).
Certes, il y a, dans les pages qui précèdent cette sentence, des notes plus positives, par exemple: »Dans l’ensemble, Stoclet présente une contribution érudite, qui aborde un large éventail de questions et sera pour nombre de chercheurs d’une utilité considérable, en particulier pour ce qui touche les histoires des différentes sources dont il traite« (traduction: Alain Stoclet). Nihilominus: in cauda venenum.
Toute critique qui, comme c’est ici le cas, n’est pas dûment étayée d’arguments compatibles avec les paramètres de la discipline appelle des soupçons sur sa motivation. En donnant libre cours, dans une arène où ils n’ont pas leur place, à des sentiments par ailleurs admirables, DB a desservi la cause de son père, qu’il croyait devoir défendre.
Je pense qu’il y a dans les extraits de DB que je viens de citer une inversion et une omission des plus regrettables. J’ai d’abord cru que l’auteur se répétait, tant sont pareilles les formulations des deux griefs qu’il me fait (»D’abord, etc.«, »Deuxièmement, etc.«). Mais en y regardant de plus près, il me semble que la référence donnée dans sa note 1 (et unique) se rapporte à »l’étude de BB sur le système binaire, etc.«, tandis que »l’étude de référence sur le campus martius« est celle, de 1974, dont le titre indique clairement le sujet2. On a donc une seule référence où il en faudrait deux, et elle n’est pas à sa place! Si DB lui-même s’embrouille dans la vaste bibliographie de son père (qui ne compte pas moins de 211 titres dans la base RI OPAC des »Regesta Imperii« – un chiffre des plus impressionnants, quand bien même on en retrancherait les nombreux doublets), peut-on vraiment exiger de l’historien ne bénéficiant pas de cet accès privilégié qu’il s’en sorte mieux? Eiice primum trabem de oculo tuo.
Pour ce qui est du »Marchfield« de BB, le lecteur voudra bien se reporter à l’»Index des auteurs modernes« de mon »Champ de Mars«3: il constatera que BB est parmi les plus fréquemment cités et il lui sera aisé de vérifier que la moitié des 21 renvois de cette entrée ont trait à son »Marchfield«. Je donne à ce travail de 8 pages la place qu’il me semble mériter dans un dossier dont son auteur, à l’époque où il l’écrivait, était très loin d’avoir mesuré toute la complexité. Je n’y reviens donc pas.
Quant à l’autre article, »Charlemagne and the Carolingian General Staff«, il ne figure pas, en effet, dans ma bibliographie. L’omission n’a nullement la gravité que DB lui impute, puisque sur ses 43 pages, deux à peine regardent la question qui m’occupait et elles n’ajoutent strictement rien à l’étude de 1974, à laquelle, du reste, elles renvoient explicitement4. Par ailleurs, la découverte capitale que DB attribue à son père et qu’il me taxe, à tort, de passer sous silence5 – »le système binaire d’assemblées que Charlemagne utilisa pour ses campagnes militaires« – est due, en réalité, ainsi que je l’ai rappelé, à (Franz) Heinrich Ludolf Ahrens († 1881), qui, déjà, citait Adalhard de Corbie au nombre de ses preuves6. Et pour comble, le fils confère aux écrits du père un caractère péremptoire que celui-ci avait l’humilité et le bon sens de leur refuser7. De même, en me lisant, il n’a cure du sous-titre que je donne à »Champ de Mars«: »Éclairages« n’est pas une vaine coquetterie.
Pour en revenir à »Charlemagne«, DB aurait été mieux inspiré de signaler ce qui, dans cet article par ailleurs remarquable, pouvait nourrir ou recouper le propos de mon »Champ de Mars«. Ainsi, dans une section sur l’histoire livresque et sa contribution à la formation des hauts responsables militaires8, BB émet l’hypothèse que, si les abbés de Fulda, Lorsch et Murbach furent convoqués auprès de Charlemagne en 772, à la veille de sa première campagne de Saxe, c’est précisément parce que les bibliothèques de leurs établissements respectifs possédaient les récits, par Tacite, Florus et Velleius Paterculus, des expéditions que les Romains entreprirent dans ces régions. Les aurais-je connues, ces conjectures n’eussent pas manqué d’enrichir mes propres réflexions sur le Réviseur des »Annales regni Francorum«, son évocation de la campagne de 785 et sa dette à l’égard de Velleius Paterculus9; ou sur le rôle de Murbach dans l’historiographie du Campus Ma(d)ius10. Pour l’heure, elles prendront place dans un dossier spécial inauguré pour ainsi dire au lendemain de la publication de »Champ de Mars«– car, comme on sait, le travail de l’historien n’est jamais fini. Elles y rejoindront d’autres »Compléments«, dont le texte brévissime que voici, la 48e des »Sententiae Bonifatianae Wirceburgenses« (743), qui arrondit à merveille la série de témoignages analogues présentés au chapitre 5, en comblant une lacune importante dans sa chronologie: De uastatione proprii populi in exercitu, »Sur les dommages causés à leurs propres populations pendant une campagne militaire«11.
La recension est un art qui exige beaucoup non seulement de son auteur, mais encore du comité de rédaction qui l’a choisi; et qui se perd – une conséquence, certainement, de l’envolée quantitative des titres. On voudrait demander à l’équipe de »Francia-Recensio« un surcroît de vigilance, d’autant que les comptes rendus qui paraissent dans les pages qu’elle régit sont souvent pionniers, devançant leurs concurrents d’une bonne longueur, et donc susceptibles de donner le ton. Ne pourrait-on, par exemple, envisager la mise au point d’un protocole ou d’une déontologie à l’usage des auteurs? Ou bien alors un travail à quatre mains pour chaque ouvrage, une recension double, augmentée, peut-être, d’une critique croisée, chacun des deux intervenants évaluant aussi la feuille de son collègue – solution lourde, s’il en est.
À l’opposé, ceux qui doutent de l’utilité de ce type d’exercice en recommanderaient peut-être l’abandon pur et simple. Je ne suis pas de ceux-là, loin s’en faut, quoique mon expérience personnelle m’apprenne que même les recensions les plus retentissantes sont vite oubliées. Un livre que j’ai malmené – à bon droit – voilà près de quarante ans continue d’être cité comme si de rien n’était, tandis que ma belle franchise ne m’a rapporté qu’ostracisme et attaques personnelles tenaces.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Alain J. Stoclet, Rezension von/compte rendu de: Gegendarstellung zur Rezension von David S. Bachrach zu Alain J. Stoclet, Du Champ de Mars mérovingien au Champ de Mai carolingien. Éclairages sur un objet fugace et une réforme de Pépin, dit »le Bref«,Turnhout (Brepols) 2020, 448 p., 17 b/w tabl. (Haut Moyen Âge, 41), ISBN 978-2-503-58693-9, EUR 85,00., in: Francia-Recensio 2021/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500).