Si l’Europe présente au début du XXe siècle le visage d’un espace mondialisé au cœur d’interdépendances globales, il n’en reste pas moins que ce continent qui façonne les normes et les standards de son époque n’est ni aussi homogène, ni aussi »universel« qu’il y paraît. Des pans entiers de cet espace européen échappent aux rythmes de cette globalisation, si l’on songe aux campagnes, aux contrées de l’Est et du Sud-Est européen. Des formes d’affirmation identitaire s’y expriment également, si l’on regarde les efforts de germanisation ou de magyarisation. Un siècle plus tard, cette entité européenne, centrale au début du XXe siècle, a été en quelque sorte refoulée aux marges de la planète, insérée dans des réseaux internationaux dont elle n’a plus la maîtrise. Dans le même temps, l’Europe apparaît au terme de ce temps séculaire, comme »plus européenne« que jamais auparavant elle ne le fut. Ces modifications substantielles s’inscrivent dans un processus historique aux facettes multiples, un processus qui fait l’objet de l’ouvrage de Christoph Cornelißen et qui remet en question la narration européenne de l’histoire. L’écriture de celle-ci est pour l’auteur de l’ouvrage inscrite dans une vision poly-centrée du monde et il est à ses yeux nécessaire d’interroger la particularité, l’originalité de l’Europe.

L’auteur part du concept d’Europe-monde (ou de région-monde européenne) et explique que dans ce cap géographique de l’Eurasie des entrecroisements se sont développés entre un niveau local, régional et plus planétaire et ont, malgré leur ancienneté, parachevé leur aboutissement au XXe siècle. Ils ont conduit à la généralisation de l’État-nation comme structure d’organisation politique dominante de la région-monde Europe. Même si l’on dénombre plus d’une quarantaine d’États déjà à la fin des années 1990, peut-on considérer le processus comme achevé? L’existence de nationalités »sécessionnistes« par exemple en Belgique, au Royaume-Uni ou en Espagne ne plaide pas en ce sens. Cette forme d’organisation politique a été un vecteur de démocratisation et de quête d’égalité au sein des sociétés européennes et la souveraineté nationale qu’elle suppose a permis la participation des Européens au politique. La construction européenne qui s’est développée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, même si elle valorise des éléments de supranationalité, ne remet pas fondamentalement en cause le poids et l’attractivité de l’État-nation.

Deuxième évolution majeure mise en évidence par Christoph Cornelißen: l’Europe a produit une modernité économique reposant sur l’émergence d’une société industrielle qui se transforme progressivement en société de services. Cette évolution a transformé culturellement et socialement les peuples européens. La mondialisation de la seconde moitié du siècle renforce encore les fondements de la vision socio-économique européenne et favorise les convergences entre les nations européennes. Celles-ci, y compris celles tardivement atteintes, sont marquées par des modèles démographiques, familiaux, par une urbanisation et des formes d’inégalités sociales qui se ressemblent. Cette convergence et cette dynamique socio-économique ont raccourci l’espace européen, ont modifié la perception de cet espace et ont conduit à le transformer en un espace de négociations et d’interactions multiformes.

L’ouvrage souligne également comment cette Europe s’est au fil du siècle dotée d’un discours de plus en plus convergent d’Ouest en Est, et du Nord au Sud. Grâce aux médias qui accélèrent ce phénomène (de la TSF à Internet), et ce malgré deux guerres mondiales qui ont profondément marqué son sol, l’Europe s’est forgée d’elle-même une idée de ce qu’elle est: un espace de la suprématie du droit, un espace de l’émancipation de l’individu, un espace de protection et de sécurité pour ses peuples. Ce discours sur elle-même qui culmine dans la représentation qu’a l’Union européenne d’elle-même renforce »l’européanité«, ce qui n’a rien à voir avec un sentiment d’»irrémédiabilité« ou d’»irréversibilité« de la construction européenne (le Brexit le prouve bien).

Ces traits communs ne rendent pas pour autant plus facile une écriture d’une histoire globale de cette région-monde qu’est l’Europe. Les nombreuses tentatives en ce sens depuis la fin de la Guerre froide soulignent la difficulté de cette tâche. Certaines sont fondées sur le récit d’un déclin européen; d’autres sur une approche morale, voire idéologique de l’histoire. Pour dépasser les fractures historiographiques qui existent entre l’Est et l’Ouest, ou les tentatives d’une écriture valorisant tel ou tel noyau européen, l’auteur entend s’appuyer sur la diversité des caractères locaux et régionaux que porte une histoire européenne, qu’il faut penser ainsi à partir des périphéries. Ce faisant, l’auteur démontre avec brio que le XXe siècle européen, malgré les crises qui le traversent notamment dans sa première moitié (guerres, génocides, décolonisation, catastrophe économique de 1929), accouche de »l’européanité« et de l’européanisation. Celles-ci ne signifient en rien une fin de l’histoire européenne (les guerres dans l’ancienne Yougoslavie le montrent), mais soulignent l’importance des rapports de force qui y ont conduit. Que l’on songe ‒ et l’auteur y insiste ‒ que cette modernité est arrivée à travers le développement d’un nationalisme exclusif, d’utopies politiques dévastatrices ou encore de l’holocauste, invite encore davantage à préserver un modèle qui permet la participation démocratique ainsi que la protection sociale et qui encourage la négociation constante. C’est ce modèle – malgré les interrogations et les doutes des Européens – qui reste central pour positionner l’Europe dans le monde à rebours de sa domination initiale du siècle. Un apport indispensable pour le monde.

Avec son ouvrage, Christoph Cornelißen revisite une histoire européenne qu’il invite à ne plus simplement voir à travers les prismes convenus, mais à aborder à partir des périphéries, des enchevêtrements multiscalaires, culturels et socio-économiques qui conduisent à une région-monde qui, si elle préserve cet apport mis en lumière par l’auteur, restera une référence. On peut le voir à travers les questions environnementales, la préservation des diversités ou les luttes contre les discriminations, la question de la démocratie et des droits de l’homme. Une lecture stimulante et une invitation à ne pas brader cette »européanité«!

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Sylvain Schirmann, Rezension von/compte rendu de: Christoph Cornelißen, Europa im 20. Jahrhundert, Frankfurt a. M. (S. Fischer) 2020, 704 S., 18 s/w Abb., 1 Kt. (Neue Fischer Weltgeschichte, 7), ISBN 978-3-10-010827-2, EUR 68,00., in: Francia-Recensio 2021/2, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.2.81984