Qu’est-ce que l’histoire publique, une discipline, un champ théorique ou encore une pratique? Cette question se pose depuis que l’»histoire publique« (Public History) est née aux États-Unis en 1976, à l’université de Santa Barbara sous l’impulsion de Robert Kelley. L’effort de définition et de clarification est d’autant plus important que le champ de l’histoire publique s’est considérablement étendu depuis, institutionnellement, dans les pratiques historiennes et dans l’espace social. Il est d’autant plus nécessaire que les débats actuels sur ce que doit être l’histoire publique sont nombreux et clivés et d’autant plus variés qu’ils s’inscrivent dans des histoires nationales distinctes.
Le livre ici recensé fait partie des publications récentes qui se donnent pour objectif de participer à cet effort de clarification et de définition. Il s’inscrit dans un mouvement d’internationalisation de l’histoire publique1 et d’une multiplication des lieux de réflexion2 ce dont témoigne l’introduction (p. 3–37) de Marko Demantowsky, grand connaisseur et praticien du champ. Dans un texte synthétique et programmatique, véritable profession de foi, il rappelle le trajet de l’histoire publique depuis son terreau nord-américain dans les années 1970 et sa vigueur internationale actuelle, il définit des règles de la pratique et offre une synthèse des débats contemporains.
L’ouvrage issu d’une rencontre tenue en 20153 a une double spécificité, celle d’éclairer les lectrices et lecteurs non-germanophones sur des débats propres aux sciences humaines allemandes et celle de réfléchir à la question essentielle du lien entre l’histoire publique et l’école. La thématique embrassée par le livre nous rappelle utilement que l’Histoire se raconte et se fabrique à l’école, là peut-être plus qu’ailleurs. Le cœur du recueil composé de quatre parties: »L’histoire publique dans la salle de classe«; »L’école: une institution où se déploie l’histoire publique«; »Politiques de l’histoire, école et histoire publique«; »Le futur de l’histoire publique: perspectives sur ce que nous allons enseigner« – s’appuie sur des études de cas puisés dans des contextes aussi différents que ceux de l’école en Afrique du Sud, en Allemagne ou en Autriche, des dépôts d’archives et leurs bâtiments afférant, de l’Université en Allemagne ou en Russie, de l’Union démocratique du centre (UDC, en Suisse germanophone: Schweizerische Volkspartei) ou d’un prix d’histoire en Allemagne.
Dans son texte introductif, rédigé en allemand, puis traduit en anglais, Marko Demantowsky, part des débats propres au monde intellectuel allemand, sur l’usage du terme d’»histoire publique« pour rendre compte des discussions douloureuses sur la place de l’Histoire en Allemagne et les politiques publiques concernant le passé. Il montre que l’histoire publique peut servir de »concept parapluie«, désignant une expression dont la souplesse conceptuelle est utile dans un contexte social et politique où la culture de la remémoration est intense (p. 4). Il souligne également les différences entre l’histoire publique telle qu’elle se pratique en Allemagne et dans le monde académique anglophone.
En effet, la première est loin des considérations pragmatiques rencontrées en Amérique du Nord et elle n’est pas nécessairement un champ spécifique de l’Histoire contemporaine comme outre Atlantique. Il retrace aussi la construction intellectuelle et interdisciplinaire de l’histoire publique, nourrie de l’opposition entre »récits basiques« (basic narratives) et »grands récits« (master narratives, ou métarécits tels que Jean-François Lyotard les a définis) et insérée dans une histoire conceptuelle rénovée après le tournant linguistique des années 1980.
À l’issue d’une démonstration rigoureuse et argumentée, Marko Demantowsky propose une définition de l’histoire publique. Celle-ci n’est ni une super science, ni un type de profession. Inscrite dans l’interdisciplinarité, elle n’est pas seulement un lieu où public et société s’occupent d’Histoire (p. 4), mais elle construit un discours complexe sur une identité liée au passé. Utilisée par des groupes ou des individus, elle permet la reconnaissance mutuelle des récits. Les groupes inscrivent leurs récits dans des cadres institutionnels et dans les médias, selon des pratiques ritualisées et en obtenant la reconnaissance de leur passé (p. 26–27). Une telle définition est suffisamment souple pour être compatible avec toutes les pratiques de l’histoire publique et permet de poser la question de l’éthique professionnelle, enjeu de plus en plus brûlant ces dernières années. Elle rejoint les constatations développées par Thomas Cauvin, selon lequel l’histoire publique tient sur trois pieds: la communication de l’Histoire à des audiences non-académiques; une participation du public; l’application d’une méthodologie imprégnée des enjeux du Temps présent4.
La suite de l’ouvrage permet un inventaire fourni de réflexions sur l’élaboration et la diffusion de discours historiques à et par l’école. La première partie prend appui sur des exemples dans les programmes scolaires sud-africains, dans les universités allemandes et dans les écoles germanophones, pour essayer d’apprécier la question de l’histoire publique dans les salles de classe et montrer que les élèves ou les étudiants sont des consommateurs d’histoire publique ainsi que des acteurs/producteurs de cette dernière.
La deuxième partie concerne la place de l’école dans la constitution de l’histoire publique à travers l’enseignement des grands récits nationaux, l’analyse d’un prix historique à destination des élèves en Allemagne ou le lien entre histoire de l’école et histoire publique.
La troisième partie s’attarde sur la politique historique de l’UDC ou celle de la seconde république autrichienne, sur le rôle des archives dans ces constructions. Ici sont en jeu l’identité professionnelle ainsi que le lien entre savoir historique, pratique, éducation à l’Histoire, politique et citoyenneté. Elle permet de mettre en lumière le paradoxe selon lequel ceux qui enseignent l’Histoire aux enfants et aux adolescents ne sont généralement pas ceux qui la produisent.
La quatrième partie, enfin, en prenant en compte le cas de l’enseignement de l’Histoire en Russie ou dans une perspective prospective souligne l’importance du développement de l’histoire publique dans les programmes scolaires.
Ces réflexions sur les liens entre l’histoire publique et l’école font écho à de nombreuses questions que suscite l’histoire publique. En donnant à voir le rôle central des enseignants, l’ouvrage renvoie au rôle social des historiens, qu’ils aient été mobilisés comme experts et soient »entrés dans les prétoires« à l’occasion de grands procès5, qu’ils s’ouvrent à une communication culturelle différente face à une demande sociale grandissante ou qu’ils participent à des scénarios variés – demandes gouvernementales, politiques publiques, entreprises, valorisation du patrimoine historique, muséologie, histoire locale, documentaires, Web6. Comme les enseignantes et enseignants dans les écoles, les historiennes et historiens transforment et modèlent leur exercice de l’Histoire au nom de sa diffusion auprès du grand public7 et la mettent au cœur de la culture et de l’identité8. De la même manière que la diffusion du savoir à l’occasion d’un cours est indispensable à l’avancée de la recherche, les »usages publics de l’Histoire« tels que Jürgen Habermas les a définis font avancer et progresser les historiens.
Passée d’une histoire appliquée et dirigée vers le monde des affaires, des entreprises ou des institutions publiques dans sa définition américaine, l’histoire publique s’est transformée en Europe, après une phase de judiciarisation de la discipline, puis de communication du passé vers une large audience et désormais d’un transfert des compétences historiques vers d’autres moyens d’expression, en particulier numériques9. Dans un moment où les débats consacrés à l’Histoire prolifèrent, où les mises au point fleurissent10 et les lieux de formation se multiplient11, le lien entre l’école et l’écriture de l’Histoire développé dans cet ouvrage est un angle très efficace pour faire émerger des enjeux essentiels. Le volume a l’immense mérite de rappeler aux historiennes et historiens, producteurs du savoir historique, diffuseurs de ce savoir à l’école ou acteurs de ces histoires, qu’ils ont un rôle essentiel à jouer dans l’espace social.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Marie-Karine Schaub, Rezension von/compte rendu de: Marko Demantowsky (ed.), Public History and School. International Perspectives, Berlin (De Gruyter Oldenbourg) 2018, 220 p., 28 b/w fig., ISBN 978-3-11-046368-2, EUR 51,95., in: Francia-Recensio 2021/2, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.2.81985