La »Globalgeschichte einer Nation«, celle de l’Allemagne, est un livre de belle facture de presque 1000 pages qui se termine avec un index des sujets, des noms de personnes et des lieux. 172 contributeurs traitent de 171 dates et de cinq chapitres à part qui présentent des pays voisins autour de l’»Allemagne« à différentes époques avant 1500. Les articles ont une longueur de quatre à cinq pages.

Dès l’introduction, le responsable de cette entreprise, Andreas Fahrmeir, professeur d’histoire contemporaine à l’université Johann-Wolfgang-von-Goethe à Francfort-sur-le-Main, évoque comme inspiration et modèle pour son volume le fameux livre de l’équipe autour de Patrick Boucheron sur l’»Histoire mondiale de la France« de 20161. Ainsi, le compte rendu de lecture qui suit sera en grande partie une comparaison des deux entreprises.

Au niveau de la forme, les deux livres se ressemblent: dans la pratique, Fahrmeir a repris la formule de Boucheron, à savoir »écrire sans notes et sans remords une histoire vivante […]. L’écrire sans notes et sans remords, mais en ne cédant rien aux rigueurs de notre métier, notamment en suggérant à la fin de chaque texte quels sont les travaux savants sur lesquels il s’appuie«2.

Curieusement, ni l’équipe éditoriale française autour de Boucheron ni les deux initiateurs du volume sur l’Allemagne (Fahrmeir et le lecteur des éditions C. H. Beck) n’expliquent les critères selon lesquels les autrices et les auteurs des épisodes ont été choisis.

La forme de présentation chronologique d’épisodes, parfois »décalés« (Boucheron), est aussi reprise pour le volume allemand. À ce niveau, il y a toutefois une légère différence: contrairement à Boucheron, la lectrice ou le lecteur trouve dans le volume allemand pas moins que 21 dates qui sont traitées de deux à cinq fois (en tout 50 doublons, triplés, quadruplés et un quintuplé [1945] de dates). De ce grand nombre de doublons, la lectrice ou le lecteur peut déduire qu’il y a, apparemment, des dates plus »importantes« par rapport à celles qui n’ont qu’une entrée: des dates »classiques«, des espèces de clusters que l’on ne peut éviter.

Le nombre de contributrices et contributeurs diffère également entre les deux volumes, Boucheron emploie 122 contributeurs pour 146 dates (certains, parmi lesquels les éditeurs, sont autrices ou auteurs de plusieurs articles), tandis que Fahrmeir en emploie 172 pour 171 dates et les cinq »pays« présentés3, il n’y a donc pratiquement pas de »doublons« parmi les contributeurs. Par-là, Fahrmeir réalise une plus grande diversité dans son volume.

Concernant les contributrices et contributeurs, l’on peut reprocher aux deux volumes, le français comme l’allemand, le manque d’internationalité. Les ouvrages se veulent »globaux«, mais dans les deux volumes, on ne trouve que très peu d’auteurs qui ne soient pas plus ou moins »français« (francophones) voire »allemands« (germanophones). Dans le volume de Boucheron, il y a un seul article traduit (Valeska Huber sur le Canal de Suez – 1869), tous les autres contributrices et contributeurs semblent être francophones, voire français, ou formés en France (EHESS, etc.).

Il manque la vision réellement internationale de la France, c’est-à-dire un regard de l’extérieur. Je ne donne que trois noms qui auraient parfaitement pu figurer dans le catalogue des contributeurs: Robert Paxton qui a tant perturbé le paysage de l’historiographie française dans les années 1970; Dietmar Hüser, professeur d’histoire contemporaine à l’université de la Sarre, qui a travaillé sur le paysage de la musique populaire française de la seconde moitié du siècle dernier – le zazou suivi du yéyé, avatars français du jazz mondial, ne lui auraient pas fait peur; Stefan Keym, l’un des spécialistes de la musique française au XIXe et XXe siècles, aurait certainement trouvé un épisode sur Debussy et Wagner4.

Ce qui vaut pour Boucheron, vaut également pour Fahrmeir: il y a quelques contributions traduites en allemand, pratiquement tous par des auteurs britanniques. N’y a-t-il pas des spécialistes de l’Allemagne aux États-Unis, en Italie ou en France? Il y a de toute façon pléthore de Français ou francophones, spécialistes de l’Allemagne – et non seulement contemporaine: deux professeurs français en Allemagne sont l’historien du Moyen Âge, Philippe Depreux, et la spécialiste d’Histoire moderne, Isabelle Deflers; sait-on en Allemagne que l’un des premiers historiens à avoir publié sur la RFA et la guerre d’Algérie, sujet passablement mondial, est le Français Jean-Paul Cahn (avec Klaus-Jürgen Müller)? Il y a des spécialistes de la musique allemande sous l’Occupation, Myriam Chimènes, Yannick Simon – et une multitude d’autres qui auraient pu contribuer de l’extérieur à une »Globalgeschichte Deutschlands«5.

Aux deux volumes, le français et l’allemand, l’on peut donc reprocher une sorte de »frilosité« en ce qui concerne le côté international au niveau des contributeurs. En choisir davantage à l’étranger aurait pu contribuer à la crédibilité du concept – surtout au vu du fait que Fahrmeir insiste sur le rôle que joue, dans son volume, le changement de perspective du regard sur le monde à partir de l’Allemagne et le regard du monde sur l’Allemagne (p. 22).

La grande différence entre les deux volumes est pourtant le programme. Boucheron annonce dès le début une sorte de déconstruction du grand récit national français avec un côté très politique avant l’élection présidentielle de 2017 – ce qui lui a été reproché amplement à la sortie du livre6. C’est probablement pour mener à bien ce programme que Boucheron s’est entouré de quatre autres historiens de sa confiance et c’est peut-être pour cette raison que l’équipe elle-même a assuré un certain nombre d’»épisodes«. J’en veux pour preuve l’annonce de Boucheron dans son introduction: »écrire une histoire de France accessible et ouverte, en proposant au plus large public un livre innovant mais sous la forme familière d’une collection de dates, afin de réconcilier l’art du récit et l’exigence critique. Cette ambition est politique, dans la mesure où elle entend mobiliser une conception pluraliste de l’histoire contre l’étrécissement identitaire qui domine aujourd’hui le débat public. […] Voici pourquoi [l’histoire de France, FT] prend la forme d’un projet pensé d’emblée comme un geste éditorial: faire entendre un collectif d’historiennes et d’historiens travaillant ensemble à rendre intelligible un discours engagé et savant«7.

En revanche, Fahrmeir justifie son entreprise ex negativo; s’il écrit à juste titre que les raisons de Boucheron comme d’ailleurs celles des autres »histoires globales« dans la lignée de Boucheron qu’il évoque (Italie, Catalogne, Espagne, Pays-Bas, Flandres) ne sont pas adaptées à une histoire globale de l’Allemagne, quel est donc son programme alternatif? L’idée d’un livre qui apporte des articles de haut niveau, parfois avec un clin d’œil (p. 17)? Effectivement, il y a des vrais bijoux dans le volume, presque tous les épisodes sont traités avec à la fois du sérieux et, quand le sujet s’y prête, avec une légèreté stylistique qui fait plaisir8. Mais dans ce cas, le livre reste au niveau d’un beau cadeau d’anniversaire.

Prenons un exemple, le titre du livre: le postulat de l’Allemagne comme nation n’est pas vraiment problématisé. Quand on pense aux débats sur la question nationale qui secouèrent le public allemand même encore après la réunification, une discussion sur le fait que le livre a comme titre »Histoire globale d’une nation« aurait eu du sens – surtout que Fahrmeir écrit à juste titre que toute tentative de trouver une définition abstraite de ce qui doit être »l’Allemagne« dans le cadre du volume »serait insatisfaisante« (p. 20).

Or, l’introduction de Fahrmeir présente plutôt le livre en tant que tel que le sens qu’un tel livre peut avoir – vu le fait que les programmes des autres ouvrages ne sont, justement, pas adaptés à l’Allemagne. Le fait que Fahrmeir ne s’entoure pas d’un certain nombre de collègues coéditeurs est peut-être l’une des raisons pour cette lacune: d’autres historiens auraient pu pousser dans la direction d’une sorte de programme général… Ainsi, il est étonnant que la seule personne étant liée à l’origine de ce volume semble être le lecteur responsable à la maison d’édition de C. H. Beck, Stefan von der Lahr. Ceci est un signe que le livre doit se vendre – ce qui est, en soi, tout à fait légitime; Boucheron aussi propose son livre »au plus large public« (p. 7)9.

On pourrait résumer de la façon suivante: chez Boucheron, il y a une véritable problématique qui peut être considérée comme problématique; chez Fahrmeir, ce qui est problématique c’est qu’il n’y a pas de vraie problématique. Chez lui, le tout rappelle un peu l’émission »Les P’tits Bateaux« sur France Inter le dimanche soir: des enfants posent des questions et des experts répondent en quelques minutes en expliquant toute la complexité du problème – c’est presque toujours très intéressant, parfois, très amusant. On a l’impression que C. H. Beck a voulu faire un peu la même chose avec la »Globalgeschichte einer Nation«. C’est dommage.

1 J’utilise la première version du livre, non celle en poche où une dizaine d’épisodes rejoignent ceux de la version de 2016.
2 Dans le livre de Fahrmeir, l’on trouve malheureusement au moins un exemple négatif: l’article de Renatus Ziegler sur les travaux »goethéaniens« de Rudolf Steiner (année 1883, p. 405‒409), où, dans la bibliographie, manque la seule biographie non-militante de Steiner (Helmut Zander, 2011), un travail »savant« qui critique fortement Steiner et son mouvement anthroposophique. Ziegler est l’éditeur des archives de Steiner et, quand on lit l’article, il n’est certainement pas un adversaire de l’»anthroposophie« ‒ ce qui explique qu’il ne considère pas l’ouvrage de Zander comme un »travail savant«. Il convient de ne pas confier un article d’histoire à un »partisan« d’un mouvement ésotérique.
3 Le rôle de ces articles sur les pays limitrophes des Allemagnes, tous situés au niveau du Moyen Âge (Pologne, Bohème, Italie, Bourgogne) ou de la Renaissance (Alsace) n’est pas évident. Leur justification par le fait que ces pays se trouvèrent à des dates cruciales de l’histoire (»historische Wendepunkte«) en contact avec le Reich ne peut convaincre (pourquoi 1871 ne serait pas une date cruciale pour l’Alsace?) et les parties hachurées en gris clair des cartes ne sont expliquées ni dans l’introduction ni dans les articles.
4 Je donne ici deux exemples concernant la musique qui manque quasi entièrement dans le volume de Boucheron. Son programme très politique n’inclut d’ailleurs que très peu d’éléments de l’histoire culturelle, ce qui est un réel manque. Chez Fahrmeir, l’on trouve bien davantage d’épisodes culturelles.
5 Le choix des exemples est totalement aléatoire et n’a rien à voir avec ce que je pourrais considérer comme lacune.
6 La chronique des polémiques autour de cet ouvrage, voir dans la revue »L’Obs«, supplément BIBLIOBS du 31 décembre 2017.
7 Mon favori dans ce contexte est l’article sur »Alésia« par Yann Potin, membre de l’équipe rédactionnelle (L’année 52 avant J.-C. Alésia ou le sens de la défaite, p. 50–54). Il s’agit d’un exemple type de ce que Boucheron annonce dans son introduction.
8 Mon favori chez Fahrmeir est l’article de Friedrich Wilhelm Graf sur Max Weber et sa réception dans le monde, (1904: Max Webers »Protestantische Ethik« erklärt den globalen Kapitalismus, p. 455–459).
9 Le livre était un succès commercial extraordinaire!

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Fritz Taubert, Rezension von/compte rendu de: Andreas Fahrmeir (Hg.), Deutschland. Globalgeschichte einer Nation, München (C. H. Beck) 2020, 936 S., 6 Abb., 6 Kt., ISBN 978-3-406-75619-1, EUR 39,95., in: Francia-Recensio 2021/2, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.2.81986