Dans cet ouvrage Camille Fauroux présente les résultats de sa thèse en histoire soutenue en 2016 à l’EHESS. Cette étude porte sur l’histoire des travailleuses civiles de France en s’interrogeant à la fois sur leur expérience au quotidien, mais aussi sur les discours et les politiques transnationales qui les encadrent.

Il faut souligner la grande qualité du travail de recherche en archives mené par Camille Fauroux dans cette étude. Trois grands corpus ont été principalement analysés: le premier grâce aux archives du gouvernement de Vichy et du commandement militaire, le second grâce aux archives conservées au DAVCC1 à Caen pour les dossiers individuels, et le dernier constitué d’archives judiciaires et d’entreprises allemandes. À cela s’ajoutent également des entretiens d’histoire orale qui viennent enrichir la parole des travailleuses. Tout au long de son ouvrage, Camille Fauroux utilise les différentes sources avec brio en mobilisant les différentes échelles et en croisant les aspects à la fois quantitatifs et qualitatifs (p. 21). Un des enjeux de l’ouvrage est d’aborder la question du travail forcé d’un point de vue transnational, tant au niveau des sources que de l’historiographie et de la réception du phénomène. Le livre très clair et bien construit se décline en sept chapitres suivant un schéma chrono-thématique et permet, par sa richesse, de mettre en avant différents aspects de l’expérience des travailleuses civiles.

L’auteure parvient à démontrer en quoi la réquisition féminine oscille entre les principes de la collaboration économique de Vichy et sa politique familiale. En effet, le travail féminin va à l’encontre des idéaux vertueux du régime de Vichy, mais cette réquisition est nécessaire à l’Allemagne pour éviter de mettre au travail leurs propres concitoyennes. Autrement dit, le sort des Françaises est intrinsèquement lié au travail forcé plus globalement en Europe et est régi selon des logiques de genre, mais aussi raciales (p. 54). Le chapitre 2 se concentre ainsi sur des aspects contextuels essentiels afin de situer le travail féminin dans cette histoire transnationale.

Après cette mise en contexte, l’étude se place du point de vue des travailleuses civiles afin d’analyser les motivations des départs. L’analyse quantitative montre que deux tiers des travailleuses sont jeunes et viennent en majorité des classes populaires. Les travailleuses partent ainsi moins par conviction idéologique ou politique (p. 84) que pour des raisons économiques ou une volonté d’échapper à l’autorité parentale.

Néanmoins, le quotidien sur place est loin des promesses faites par le régime nazi. À l’aide des sources en Allemagne cette fois, le lecteur est plongé dans le quotidien des ouvrières, au sein de l’industrie électro-technique à Berlin. On y apprend que les travailleuses sont »arrimées« à la production (p. 140) avec des contrats de travail après fin 1942 qui sont reconduits jusqu’à la fin de la guerre, remettant en cause le terme de »travailleuse volontaire« longtemps employé pour les désigner. Ce terme péjoratif est directement lié aux représentations du travail féminin: ces femmes qui rejoignent l’Allemagne seraient soit des collaboratrices, soit des prostituées. En analysant de plus près leurs conditions de vie, il ressort que la prostitution est un phénomène en marge, de même que les femmes partant rejoindre leur amant allemand en Allemagne, étant donné que les soldats sont rarement stationnés en Allemagne (p. 196). Camille Fauroux écrit à juste titre que »le corps des ouvrières françaises n’est pas un objet de préoccupation des autorités uniquement en tant que force de travail, mais aussi dans sa dimension sexuelle« (p. 162).

Le chapitre 5 se concentre sur l’expérience des camps, outil de discipline laissant peu de place à l’intimité, beaucoup aux contrôles. Si les Françaises sont en théorie libres de circuler en ville, une absence au travail ou au camp est vite repérée. Ainsi, les relations de couples, qu’elles soient homosexuelles au sein du camp ou à l’extérieur avec d’autres travailleurs étrangers ou prisonniers de guerre, sont précaires et temporaires. Néanmoins, l’auteure souligne la capacité d’adaptation des femmes à cette situation inédite (p. 208).

Les conditions de vie en Allemagne ont remodelé le rapport entre travail et famille, faisant de certaines mères »des mères en dehors de la famille« (p. 211). L’étude montre les enjeux de ces mères parties rejoindre l’Allemagne, laissant leurs enfants derrière elles, mais aussi de la maternité au sein du Reich. Si l’on sait que les pouponnières pour les enfants de travailleuses de l’Est sont des mouroirs, peu d’informations sont disponibles pour ce qu’il en est des enfants des travailleuses de l’Ouest. Camille Fauroux s’attarde ainsi sur la prise en charge des grossesses et des naissances par le Reich et par les employeurs, notamment avec des pouponnières d’entreprises. C’est aussi la volonté des mères de reconstruire malgré tout des relations familiales et sociales en maintenant des liens avec le père de l’enfant qui ressort.

Enfin, dans un dernier chapitre, le sort des travailleuses civiles est analysé dans le temps long. Des difficultés à obtenir des témoignages d’anciennes travailleuses civiles se font sentir car des années après, le sentiment de honte est toujours là. Camille Fauroux décrit alors avec justesse la place des représentations de la travailleuse civile à la Libération dans la »France virile«. Ces femmes sont l’exutoire des »brouillages du genre« provoqués par la guerre. Après ces épisodes particulièrement traumatisants, la plupart ont alors saisi l’opportunité de se faire oublier. En effet, le gouvernement concentre la mémoire officielle sur la Résistance puis sur la déportation et laisse de côté l’épisode de la réquisition féminine en France.

Dans cet ouvrage de grande qualité, Camille Fauroux donne de la visibilité à ces femmes dont la mémoire est, au mieux, tombée dans l’oubli, au pire, associée à une image péjorative. L’approche de Fauroux consiste donc à aborder le travail féminin dans une histoire transnationale, en mobilisant à la fois des sources françaises et allemandes, mais aussi l’historiographie des deux pays. Ce cadre a permis de resituer le phénomène au cœur des préoccupations idéologiques nationales-socialistes mais aussi de révéler les imbrications avec les questions de genre. Cet ouvrage contribue ainsi grandement à l’histoire de la Seconde Guerre mondiale en comblant une lacune dans l’histoire du travail forcé et l’histoire du genre.

1 Division des archives des victimes des conflits contemporains, une antenne du Service historique de la Défense à Caen.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Gwendoline Cicottini, Rezension von/compte rendu de: Camille Fauroux, Produire la guerre, produire le genre. Des Françaises au travail dans l’Allemagne nationale-socialiste (1940–1945), Paris (Éditions de l’EHESS) 2020, 306 p., nombr. ill., tabl., diagr., cartes (En temps et lieux, 100), ISBN 978-2-7132-2860-5, EUR 19,00., in: Francia-Recensio 2021/2, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.2.81987