Les trajectoires intellectuelles de l’auteur de la »Théorie pure du droit«1,le juriste Hans Kelsen (1881–1973), et celles de l’auteur de la »Nouvelle science du politique«2, le théoricien politique d’origine allemande Eric Voegelin (1901–1985), se sont croisées en deux périodes et contextes très différents. À l’université de Vienne tout d’abord, où le jeune Voegelin fut l’assistant de Kelsen de 1923 à 1930; en exil aux États-Unis ensuite, où les deux hommes ont noué une brève correspondance en 1954, avant de se retrouver au colloque de Salzbourg sur Aristote en 1963. Une étude conjointe de leur itinéraire intellectuel et de leur pensée méritait donc d’être menée à bien. C’est la tâche, à vrai dire monumentale, étant donné l’ampleur de l’œuvre de ces deux auteurs, à laquelle s’est consacré François Lecoutre, maître de conférences en droit public à l’université de Poitiers, dans un ouvrage de plus de 1000 pages où il analyse avec érudition et clarté toutes les dimensions de leurs pensées respectives.

Les relations intellectuelles entre Voegelin et Kelsen prennent très tôt la forme d’une controverse. Critiquant déjà, dans un article de 1924 intitulé »Reine Rechtslehre und Staatslehre«, la séparation effectuée par le juriste entre théorie du droit et de l’État, et prenant appui ultérieurement sur des cadres de pensée largement repris à Carl Schmitt, Voegelin monte à l’assaut de la théorie pure du droit dans son essai sur »L’État autoritaire«,publié à Vienne en 1936. Lecoutre traduit un propos d’une lettre à Talcott Parsons du 3 septembre 1941, révélatrice de l’état d’esprit de Voegelin: »j’étais moi-même considéré comme une sorte de monstre bizarre, pratiquement un fasciste, par mes amis ayant des convictions kelséniennes radicales (en 1936), j’étais furieux et j’ai mis en pièces la théorie pure du droit dans mon ›Autoritäre Staat‹« (p. 372).

Kelsen, pour sa part, entreprend, près de deux décennies plus tard, de rédiger une critique approfondie de la »Nouvelle science du politique« publiée par Voegelin à Chicago en 1952. Il réfute avec pertinence la théorie de la représentation politique élaborée par ce dernier. Dans une lettre à Voegelin datée du 27 février 1954, tout en reconnaissant sa valeur comme spécialiste de science politique, Kelsen exprime le tragique de ne pouvoir le »traiter scientifiquement qu’en tant qu’adversaire«. Cinq mois plus tard, il lui adresse sa longue réplique, non publiée de son vivant. Édité par Eckhart Arnold, ce texte vient d’être publié en français par François Lecoutre3.

Celui-ci a remarquablement saisi les différents enjeux philosophiques, juridiques et politiques de la controverse Kelsen-Voegelin, amorcée dès les années 1920 en langue allemande et poursuivie après 1945 en anglais. Il en propose une analyse proche de l’exhaustivité, laquelle prend appui sur un corpus de textes élargi aux correspondances manuscrites ou publiées. L’auteur s’inscrit en cela dans une certaine continuité avec la méthodologie théorisée notamment par Quentin Skinner, avec cette différence que Kelsen et Voegelin nous sont bien plus proches dans le temps que les penseurs étudiés par Skinner, et cette difficulté que leurs écrits sont loin d’être tous traduits en français. On doit à ce propos souligner la qualité du travail de traduction réalisé par l’auteur, pour les citations qui viennent à chaque fois étayer ses analyses.

L’ouvrage est construit comme un diptyque dont chaque partie est elle-même divisée en deux sections. Centré sur la théorie du droit, le premier volet examine tout d’abord les fondations philosophiques des deux doctrines. Le second porte sur la théorie politique de chacun des deux auteurs et ses implications pour l’interprétation des régimes totalitaires. Dans l’impossibilité de résumer la richesse de cette somme – la table des matières, modèle de clarté, représente à elle seule sept pages (p. 995–1002) – on se limitera à souligner certains points marquants de chacune des quatre sections.

Consacrée à la controverse en philosophie (p. 29–268), la première section expose tour à tour les présupposés philosophiques de Kelsen et de Voegelin. Le lecteur ou la lectrice y découvre les conditions que l’on voudrait presque dire »transcendantales« de la confrontation à venir: rejet positiviste de toute métaphysique par Kelsen et récusation virulente des Lumières par Voegelin. La pensée politique de ce dernier procède pour une large part du sociologue autrichien Othmar Spann, dont il partage le racisme spirituel et le théo-conservatisme. Il se revendique également du poète symboliste allemand Stefan George, avec sa doctrine de l’Eros dans la formation de la communauté politique. Les écrivains les plus radicaux du George-Kreis jouent également un rôle constituant pour la pensée politique de Voegelin. Il se réclame en effet, dans sa doctrine de l’État, de la théorie de la domination de Friedrich Wolters. Et il s’appuie en 1933, dans »Race et État«4, sur le racisme eugéniste du médecin et membre de la NSDAP Kurt Hildebrandt, que ce dernier met au service du dressage et de la sélection de la »race allemande«.

Dans la deuxième section, qui porte sur la controverse en théorie du droit (p. 269–514), on trouve l’une des mises au point les plus éclairantes de l’auteur. À rebours des interprétations qui ont actuellement cours, il montre la proximité doctrinale entre Eric Voegelin et Carl Schmitt dans leur commune récusation de la théorie pure du droit de Kelsen et la promotion d’un décisionnisme radical. François Lecoutre prouve par les textes à quel point Voegelin »partage avec Carl Schmitt une même Weltanschauung autoritaire« (p. 359) et la même opposition au formalisme kelsénien.

Dans sa »Théorie de la constitution« de 1928, Schmitt soutenait qu’une norme ne saurait se légitimer en soi, sa validité reposant sur »la volonté existentielle de celui qui l’édicte«. Or, Voegelin a publié une recension élogieuse de l’ouvrage et, réciproquement, une lettre inédite de Schmitt à Voegelin, datée du 3 mars 1931, prouve sans conteste que Schmitt appréciait cette recension. »C’est la première fois, écrivait-il à Voegelin, que ma ›Théorie de la Constitution‹ rencontre un tel commentateur et que je ressens le fait d’être critiqué par lui et de débattre avec lui comme un prolongement fructueux de la connaissance« (p. 367). Le compagnonnage intellectuel qui s’est alors noué entre les deux théoriciens politiques s’est poursuivi jusqu’à l’après-guerre.

Dédiée à la controverse en théorie politique (p. 519–763), la troisième section contient l’un des développements les plus novateurs de l’ouvrage en ce qui concerne les études voegeliniennes. C’est dans ces pages en effet qu’est analysée de façon détaillée la réplique de Kelsen à la »Nouvelle science du politique« et que, sensibilisé par les travaux critiques récemment parus en Allemagne, l’auteur remet en question les lectures apologétiques de »Race et État« présentant le livre comme une critique du racisme national-socialiste. En réalité, on y trouve une conception de la race proche de celle du raciologue Ludwig F. Clauß, promoteur d’une psychologie des races particulièrement prisée de la SS et non moins radicale que la version biologique et scientiste défendue notamment par Hans F. K. Günther. À ce titre, l’ouvrage de François Lecoutre représente le premier travail universitaire publié en France à proposer une critique avertie de la pensée de Voegelin.

On remarque au fil des pages certaines évolutions dans les prises de conscience. Tandis que dans le premier volet de sa thèse, l’auteur restait parfois tributaire des lectures apologétiques dominantes chez les spécialistes actuels de Voegelin, il manifeste ensuite un recul critique grandissant. On mentionnera à titre d’exemple le rapprochement si discutable proposé dans »Race et État« entre la conception du corps mystique du Christ à l’époque médiévale et le symbole de la race dans la communauté du peuple national-socialiste. L’auteur a commencé par suivre les interprétations des voegeliniens, lesquels appliquent rétrospectivement les thèses de la période américaine aux publications de la période autrichienne.

Le symbole de la race n’offrirait dans cette perspective qu’»une version pervertie car immanentisée« du Corpus mysticum Christi (p. 255). Plus loin au contraire, l’auteur perçoit avec plus d’acribie que la »fonction en tant que symbole« de l’idée de race est, pour Voegelin en 1933, en réalité la même que celle du Corps mystique du Christ. Cette idée contribue, selon les termes de Voegelin, à »forger la réalité spirituelle de la communauté« (p. 579). Pareille évolution dans l’interprétation traduit les qualités du chercheur, qui sait aller plus loin que les idées communément reçues.

Plus courte que les précédentes et consacrée à la controverse sur l’interprétation des régimes totalitaires, la quatrième section de l’ouvrage (p. 765–924) apparaît aussi comme moins exhaustive. Si par exemple l’auteur sacrifie à la mention obligée des conceptions de Hannah Arendt (p. 785–788), il se limite à mentionner les pertinentes réserves de Raymond Aron à l’égard des »Origines du totalitarisme« (édition anglaise, 1951), sans procéder lui-même à une critique approfondie de l’ouvrage. L’éloge si troublant par Arendt de »Race et État«aurait également mérité d’être davantage interrogé. N’aurait-elle rien perçu du »philonazisme« de cet essai de Voegelin, qui s’ouvre sur une référence positive à Alfred Rosenberg?

Cette quatrième section reste néanmoins précieuse pour la confrontation qu’elle propose entre les conceptions kelsénienne et voegelinienne de la modernité. En ce qui concerne le totalitarisme national-socialiste, l’auteur a su en outre prendre toute la mesure du magnus opus d’Aurel Kolnai, »The War Against The West«, paru en 1938 (p. 788–805). Cet essai critique de 700 pages, qui analyse les écrits de plus de 120 philosophes, théologiens, juristes, et sociologues national-socialistes, fut redécouvert par Axel Honneth, Raphael Gross et Werner Konitzer, et récemment traduit en allemand par Wolfgang Bialas5. Il contient notamment une appréciation sévère de la pensée politique de Voegelin durant ces années viennoises où Kolnai, philosophe hongrois d’origine juive réfugié à Vienne, avait pu le côtoyer.

En conclusion, l’auteur situe dans la longue durée la controverse entre Kelsen et Voegelin, en la présentant non sans raison comme particulièrement représentative de l’antagonisme entre Lumières et Romantisme. On pourrait cependant suggérer une inflexion un peu différente. Stefan George, qui a si profondément marqué Voegelin comme il l’a toujours reconnu, n’était pas à proprement parler un romantique mais un poète symboliste. Or, c’est précisément le concept de symbole, réinterprété en un sens tout à la fois politique et mystique, bien différent de celui approfondi par Ernst Cassirer dans sa »Philosophie des formes symboliques« (1923–1929), qui demeure une constante de la pensée de Voegelin.

L’auteur propose enfin un rapprochement plus personnalisé en comparant la controverse Kelsen-Voegelin et la confrontation Cassirer-Heidegger à Davos en 1929. Cette comparaison n’est pas sans pertinence étant donné l’importance de l’auteur d’»Être et temps«pour Voegelin, lequel s’est toujours réclamé de ses »expériences existentielles«. Mais on pourrait également penser à la relation Husserl-Heidegger, pour la dureté avec laquelle l’étudiant s’est opposé à son premier maître, tout en continuant à se réclamer, lorsque cela lui était favorable, de cette filiation.

Quoi qu’il en soit de ces différents rapprochements, l’opposition Kelsen-Voegelin apparaît, dans l’histoire de la pensée juridique et politique, d’une importance inégalée du fait qu’elle s’est étendue sur plus d’un demi-siècle, de l’Autriche aux États-Unis, embrassant de ce fait aussi bien l’avant que l’après de la période nazie. Et c’est tout le mérite de l’auteur que d’avoir su mener à bien un ouvrage qui, par sa probité analytique et sa précision dans l’interprétation des textes, restera comme un modèle de recherche pluridisciplinaire en histoire des idées.

1 Édition allemande (»Reine Rechtslehre«) en 1934, traduction française en 1953.
2 Édition anglaise 1952 (»The New Science of Politics«), traductions allemande (»Die neue Wissenschaft der Politik«) en 1959 et française en 2000.
3 Hans Kelsen, Une nouvelle science du politique. Une réplique au livre d’Éric Voegelin. Traduction et postface de François Lecoutre, Paris 2021 (Nomos & Normes).
4 Rasse und Staat, Tübingen 1933.
5 Wolfgang Bialas (dir.), Aurel Kolnai, Der Krieg gegen den Westen, Göttingen 2015 (Wege der Totalitarismusforschung).

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Emmanuel Faye, Rezension von/compte rendu de: François Lecoutre, La controverse entre Hans Kelsen et Eric Voegelin en théorie du droit et en théorie politique, Paris (Institut francophone pour la justice et la démocratie – Institut Louis Joinet) 2020, XX–1014 p. (Collection des thèses, 195), ISBN 978-2-37032-283-8, EUR 45,00., in: Francia-Recensio 2021/2, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.2.81992