Ce livre constitue la version révisée et adaptée d’un essai publié en 2016 par le sociologue allemand Wolf Lepenies, spécialiste de l’espace intellectuel européen auquel il a consacré des publications nombreuses et reconnues. À travers une démarche interdisciplinaire originale, nourrie des apports croisés de la sociologie, de l’histoire des idées et de l’histoire des relations internationales, l’auteur cherche à comprendre comment la Méditerranée est devenue une notion politique régulièrement mobilisée dans les discours des dirigeants et des hommes de lettres français, du siècle des Lumières à nos jours. Wolf Lepenies met en évidence une continuité fondamentale au centre de la thèse qu’il défend: la projection de la France en Méditerranée aurait pris la forme d’une succession de projets politiques inscrits dans des jeux de concurrence internationaux, qui lui permettent notamment de peser face aux ambitions européennes de l’Allemagne et aux projets atlantiques de la Grande-Bretagne.
Les 21 chapitres de l’ouvrage cassent la logique de la chronologie pour se placer dans l’horizon des perceptions de l’ordre international et des débats d’idées qui ont supporté la projection méditerranéenne de la France. Le point de départ du livre l’inscrit résolument dans le champ de l’histoire intellectuelle: l’»Esquisse d’une doctrine de la politique française« du philosophe Alexandre Kojève, alors conseiller au ministère français de l’Économie et des Finances (1945), envisageait la construction d’une union latine, principalement centrée sur la rive septentrionale de la Méditerranée, qui permette à la France de contrer le poids international accru de l’Allemagne.
Les six premiers chapitres, consacrés à la période la plus contemporaine, montrent la construction de la Méditerranée comme projet politique français dans l’après-1945. L’auteur rappelle que l’idée d’union latine telle qu’elle a été définie par Alexandre Kojève, symptomatique du climat intellectuel français de la Libération, a trouvé son application dans les premiers temps de la construction européenne et dans la politique extérieure des premières années de la présidence de Charles de Gaulle. La situation s’inverse cependant au début des années 1960, lorsque se développe le rapprochement franco-allemand: la politique étrangère de la France oscille désormais entre un projet hérité de pacte méditerranéen, susceptible de consolider son poids international, et l’ancrage franco-allemand de la diplomatie européenne. Wolf Lepenies montre que ces hésitations existent à la fois au niveau des appareils d’État et à celui des partis politiques: le cas des relations entre le Parti Socialiste et ses équivalents sud-européens et notamment ibériques, auquel l’auteur consacre un chapitre entier, en est représentatif. La sensibilité constante de la politique française au thème méditerranéen se traduit par des projets transnationaux de plus en plus soutenus au tournant des XXe et XXIe siècles (Partenariat euro-méditerranéen en 1995, Union méditerranéenne en 2007).
Les huit chapitres suivants cherchent à éclairer les origines et les dimensions des projets méditerranéens. Wolf Lepenies s’intéresse à l’évolution des perceptions politiques de l’espace méditerranéen, qu’il décrit autour de quelques étapes fondamentales (la théorie des climats de Montesquieu, les ambitions méditerranéennes des saint-simoniens, la politique extérieure de Napoléon III, les réflexions pacifistes d’Hannah Arendt dans les années 1940). À partir de là, il met en évidence les dimensions multiples des projets méditerranéens. Les constructions saint-simoniennes – essentiellement saisies à partir du »Système de la Méditerranée« de Michel Chevalier (1832) – envisageaient la Méditerranée comme un espace réticulé et connecté, dont l’ouverture mondiale devait être prolongée à l’échelle mondiale par des canaux facilitant les circulations marchandes. Sous le Second Empire, l’ancrage méditerranéen de la politique de Napoléon III se traduit par le renforcement de la conquête de l’Algérie et par les projets croissants d’union latine, qui expliquent aussi l’intérêt porté à l’Amérique méridionale (campagne du Mexique de 1861 à 1867). À la fin du XIXe siècle, d’autres espaces s’y ajoutent, de façon plus incidente, qu’il s’agisse de la Roumanie, de l’Amérique latine voire de l’»Afrique latine« destinée à la colonisation de peuplement.
La guerre de 1870 marque l’échec de ces solidarités méditerranéennes, et engage des réflexions sur la possibilité d’une union latine capable de faire bloc aux succès à la fois militaires, économiques et scientifiques de l’Allemagne. L’idée est portée par des hommes de lettres et s’appuie sur des revues et des associations qui identifient la culture méditerranéenne à la méridionalité, voire à la latinité ou à la romanité. Les sept derniers chapitres du livre sont consacrés à ces conceptions qui se déploient au tournant du XIXe et du XXe siècle et influencent les débats intellectuels de l’entre-deux-guerres. À partir des points de vue croisés d’hommes de lettres, de diplomates et de voyageurs, l’auteur met en évidence deux temporalités principales. Il montre d’abord comment la Première guerre mondiale cristallise les oppositions entre Nord et Sud de la France, autour des caractères associés à l’ethnotype méditerranéen. Wolf Lepenies affirme que ces derniers vont contre la logique de l’union sacrée valorisée par le pouvoir français et engagent des réactions défensives, particulièrement chez les conservateurs (Louis Bertrand, Charles Maurras). »L’époque des dictatures« (p. 207) lui paraît constituer un autre moment significatif de ces mobilisations. Il rappelle ainsi que l’entre-deux-guerres a vu se déployer un imaginaire de la romanité porté à la fois par des conservateurs maurrassiens (Henri Massis) et par l’État italien fasciste, auquel une partie de l’opinion conservatrice française s’est particulièrement intéressée. À côté des théories de la romanité, qui cherchent à replacer l’identité méridionale dans un continuum historique hérité de l’Antiquité, d’autres perceptions de cet espace existent, plus progressistes (Centre universitaire méditerranéen créé en 1933, »Algérie nouvelle« d’Albert Camus).
L’un des principaux mérites de ce livre est de questionner une Méditerranée politique dont l’existence ne va pas de soi, à côté des perceptions économiques et géographiques plus courantes de cet espace. La lecture européenne qu’il propose de l’espace méditerranéen permet de réenvisager à la fois l’histoire française des relations internationales et l’histoire des relations intellectuelles et politiques franco-allemandes. On peut cependant regretter que l’approche par les idées ait conduit l’auteur à se départir de la chronologie à travers des va-et-vient entre diverses situations historiques, qui s’adressent à un lecteur averti et rendent plus complexe une appréhension linéaire de l’évolution des enjeux méditerranéens. Par ailleurs, la méthodologie employée conduit à un très fort centrage sur les discours élitaires au détriment des pratiques politiques plus communes qui, des travaux nombreux l’ont montré, ont contribué de façon déterminante à la construction des identités collectives. Mais ces quelques remarques n’enlèvent rien à la qualité et à l’intérêt de ce livre, contribution neuve et décisive à l’histoire politique de la Méditerranée contemporaine.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Pierre-Marie Delpu, Rezension von/compte rendu de: Wolf Lepenies, Le pouvoir en Méditerranée. Un rêve français pour une autre Europe. Traduit de l’allemand par Svetlana Tamitegama, Paris (Éditions de la Maison des sciences de l'homme) 2020, 290 p. (Bibliothèque allemande), ISBN 978-2-7351-2656-9, EUR 26,00., in: Francia-Recensio 2021/2, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.2.81994