Les notions complexes de modernité et de modernisation sont depuis des décennies au cœur de débats controversés en Sciences sociales. L’ouvrage collectif »La modernité ouverte«, publication en hommage à l’historien allemand Lutz Raphael, aspire à ouvrir de nouveaux horizons à ces discussions en abordant, sous un angle historique et sociologique, des catégories et thématiques centrales qui y sont liées. L’une des grilles d’analyse des 17 articles de l’ouvrage, inspirée par Raphael, concerne la rupture structurelle qui s’est produite depuis les années 1970 par le passage de l’ère industrielle des Trente Glorieuses aux sociétés post-industrielles.

Une partie des articles se consacrent aux concepts et outils d’analyse liés aux inégalités et à la domination sociale et leur rôle dans les débats sur la modernité. Christof Dipper retrace l’histoire du statut de la notion de classe sociale depuis le XIXe siècle, Andreas Gestrich quant à lui, thématise la notion d’inégalité, tandis que Christoph Weischer étudie les courants théoriques d’analyse des structures sociales. Ils évoquent entre autres l’émergence de nouveaux paradigmes théoriques à la fin de la période des années 1960 et 1970, marquées en Allemagne de l’Ouest par la théorie de la modernisation et l’histoire sociale notamment développées par l’école de Bielefeld, qui accordait la primauté à l’analyse des structures socio-économiques. À partir des années 1980, se détournant de cette approche, les recherches en histoire comme en sociologie se portaient davantage sur des formes d’inégalité et de domination jusque-là négligées, à l’instar de celle subie par les migrants et les minorités ethniques ou de genre ainsi que sur des sujets comme les phénomènes d’individualisation et les styles de vie. Les années 1990 furent en outre marquées par l’essor de l’histoire culturelle.

On assiste néanmoins depuis les années 2000 à un retour de la question des inégalités qui s’accompagne de nouveaux débats méthodologiques. Dans ce domaine, Gestrich plaide en faveur d’une articulation de l’analyse de la différentiation fonctionnelle de type luhmanien avec la théorie des champs de Bourdieu. Weischer propose des éléments d’une proto-théorie basée sur la distinction entre »conditions et positions» des acteurs sociaux, visant une synthèse entre les approches anciennes et nouvelles de l’analyse des structures sociales. Dipper doute de l’utilité de la catégorie de classe pour l’analyse des différentiations sociales complexes et multiples.

Adelheid von Saldern thématise dans son analyse historique comparée des ordres des genres aux États-Unis et en Allemagne, les configurations juridiques, économiques et culturelles qui sont les supports de multiples formes de domination masculine constituant en même temps les champs de lutte pour l’émancipation des femmes.

Un ensemble d’autres contributions se consacrent à la régulation économique et au libéralisme. Anselm Doering-Manteuffel analyse les conjonctures du libéralisme au XXe siècle et Julia Angster thématise ce qu’elle appelle la fin du «libéralisme basé sur le consensus». Entre autres, ils évoquent le passage du capitalisme régulé des Trente Glorieuses (marqué par l’État-providence, les politiques économiques keynésiennes, une politique fiscale redistributive et une forte régulation du marché du travail) à un système caractérisé par la mondialisation, la société de services, les nouvelles technologies, le capitalisme financier et les politiques de dérégulation. Parmi les conséquences problématiques de ces transformations figurent l’augmentation des inégalités et des précarités sociales.

Joachim Rückert insiste sur le rôle central que joue le droit privé dans l’organisation économique. Il montre qu’au cours de l’histoire la législation oscille en permanence entre la garantie de l’autonomie privée et sa nécessaire limitation au nom de l’intérêt général. Jakob Tanner évoque des débats historiques sur le rôle des cartels dans l’économie depuis le début du XXe siècle et montre qu’avant la Seconde Guerre mondiale ceux-ci n’ont pas toujours été vus comme nocifs, mais également comme un élément possible de stabilisation économique.

En analysant la politique commerciale de l’Allemagne, depuis la deuxième moitié du XXe siècle Jan-Otmar Hesse montre que celle-ci est marquée par la coexistence d’une stratégie de libéralisation des échanges et des mesures protectionnistes à multiples facettes. Ce constat l’amène à réfuter l’opérationnalité des notions comme »projet néolibéral«. Paul Windolf analyse la libéralisation des marchés financiers allemands à partir des années 1990, qui mettait fin aux formes néo-corporatistes de régulation et ouvrit la voie à la prédominance de la shareholder value tout en provoquant de nouvelles formes de réglementations étatiques, à l’efficacité limitée.

Hans Günther Hockerts et Winfried Süß analysent dans leur article les formes de soumission des systèmes de sécurité sociale à la logique du marché, dans le contexte de la mondialisation. Nicole Mayer-Ahuja thématise les transformations des relations du travail après le fordisme sur fond d’évolutions macro-économiques, sociales et politiques.

Les contributions d’Andreas Eckert sur l’histoire économique de l’Afrique et d’Ursula Lehmkuhl sur les »verrouillages et déverrouillages« du système des relations internationales au cours du »siècle américain«, élargissent le spectre thématique de l’ouvrage.

Dans une réflexion concernant l’histoire des idéologies, Ulrich Herbert analyse à travers l’exemple des bolchéviques en Russie et des nationaux-socialistes en Allemagne, les pensées concernant l’ordre social de ce qu’il appelle »Weltanschauungseliten«. Il s’agit des groupes dont l’idéologie consiste à réduire les problèmes complexes des sociétés industrielles modernes à des principes d’explication simple et de s’en servir pour légitimer leur propre revendication d’imposer de façon autoritaire un ordre social spécifique. Herbert voit dans les bouleversements socio-économiques autour de 1900 et surtout dans l’expérience violente de la Première Guerre mondiale les facteurs essentiels de la montée des extrémismes politiques.

Jan Eckel évoque trois grands débats »sur la fin« qui se sont développés autour de l’année 1990: les débats sur la fin de la modernité et l’avènement de l’ère post-moderne, les controverses au sujet des thèses de Francis Fukuyama qui prévoyait la fin de l’Histoire et les discussions sur la fin de l’État-nation à l’ère de la mondialisation. Le dernier article de Martin Endreß entre dans un dialogue critique et nuancé avec les approches théoriques de Lutz Raphael concernant la périodisation historique et propose des réflexions autour de la notion d’»époque seuil« de la modernité.

L’ouvrage constitue une contribution importante aux débats historiques sur les aspect économiques, politiques et sociaux de la modernité. Cependant, on peut regretter que n’y figure aucune contribution sur un thème aussi essentiel que la crise climatique et les politiques environnementales. De plus la dimension comparative, notamment européenne, de l’ouvrage aurait pu être encore davantage prononcée. Mais cela n’enlève rien à la qualité des analyses stimulantes présentées dans ce livre et suscite plutôt une attente envers de futurs ouvrages.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Bernd Zielinski, Rezension von/compte rendu de: Christian Marx, Morten Reitmayer (Hg.), Die offene Moderne. Gesellschaften im 20. Jahrhundert. Festschrift für Lutz Raphael zum 65. Geburtstag, Göttingen (V&R) 2020, 452 S., ISBN 978-3-525-37091-9, EUR 60,00., in: Francia-Recensio 2021/2, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/doi.org/10.11588/frrec.2021.2.81995