Dans les sciences sociales et humaines, le tournant constructiviste a relativisé le poids des facteurs matériels au profit des idées, des normes et des perceptions. Cependant, c’est seulement dans les dernières années qu’un intérêt plus systématique a été porté à la manière dont les émotions peuvent créer ou modifier ces mêmes facteurs. L’ouvrage collectif »Emotionen und internationale Beziehungen im Kalten Krieg«, dirigé par Hélène Miard-Delacroix et Andreas Wirsching, représente une contribution majeure à la conceptualisation et à l’analyse empirique du rôle des émotions dans l’histoire des relations internationales de la guerre froide. Souvent associée aux calculs »froids« de la dissuasion nucléaire et à la peur d’une guerre nucléaire généralisée, cette période est en réalité particulièrement intéressante pour étudier les influences complexes et multiples des émotions dans la prise de décision individuelle et les orientations collectives.

Issu d’un colloque organisé en mars 2018 à Munich, l’ouvrage se distingue d’abord par une discussion fine des défis conceptuels de l’analyse historiographique des émotions. Ainsi, la directrice et le directeur de l’ouvrage collectif soulignent dans leur introduction l’importance d’expliciter le fonctionnement théorique des émotions. Dans cette optique, ils proposent plusieurs catégories conceptuelles, par exemple la différenciation entre les niveaux individuel et collectif des émotions, la distinction entre des temporalités émotionnelles spontanées et stables, les liens entre les émotions et les calculs »rationnels«, la question de l’observabilité des émotions, ou bien la question du caractère universel ou spécifique des émotions. Cet appareil théorique représente un cadre épistémologique précieux qui sera mobilisable dans d’autres études historiographiques, au-delà du contexte de la guerre froide.

Les contributions individuelles sont reparties en cinq parties: les émotions en tant que phénomène étatique, le rôle émotionnel spécifique des Allemagnes dans la confrontation de la guerre froide, l’influence des émotions sur les orientations individuelles des chefs d’État, l’articulation des émotions dans les conflits idéologiques de la »périphérie«, enfin le rôle des émotions dans l’articulation de revendications universelles qui dépassent le cadre de la confrontation Est-Ouest. Pour un chercheur des relations internationales (RI), les chapitres contiennent de nombreux trésors théoriques et empiriques stimulant la réflexion interdisciplinaire à propos des émotions. Trois de ces pistes de réflexion sont ici discutées.

Contrairement aux idées reçues, on sait que le recours aux émotions joue un rôle primordial dans la construction des relations interétatiques, que ce soit au niveau individuel (par la quête de ›prestige‹ ou de ›revanche‹ des leaders1), ou au niveau collectif à travers le concept de la peur mutuelle qui, en absence d’un monopole international de la violence, causerait la méfiance mutuelle2. Le chapitre de Jessica Gienow-Hecht montre ainsi comment certains États, comme les États-Unis après 1945, essaient de surmonter les problèmes liés à la peur mutuelle en développant des stratégies de construction de confiance. Ute Frevert montre cependant dans sa contribution que les attributs émotionnels des États sont, d’une part, historiquement situés (et donc susceptibles d’évoluer), et, d’autre part, profondément intégrés dans la structure même de l’ordre juridique international en lien avec les représentations dominantes de l’État au début de la modernité.

D’autres chapitres suggèrent alors que les États peuvent avoir des »régimes émotionnels« individuels, reflétant ainsi l’idée selon laquelle l’interaction entre les contextes historiques intérieur et extérieur des États peut produire des états émotionnels spécifiques. Ainsi, Birgit Aschmann analyse les évolutions émotionnelles du franquisme, Corine Defrance la réception émotionnelle du mur de Berlin en France, tandis que Krzysztof Ruchniewicz et Pierre-Frédéric Weber analysent le phénomène de la »peur de l’Allemagne« en Pologne après 1945. Le chapitre de Martin Schulze Wessel représente un intérêt conceptuel particulier car il analyse l'impact de régimes émotionnels nationaux sur les interactions interétatiques, en l’occurrence dans le contexte des relations entre l’Union soviétique et la Tchécoslovaquie pendant le Printemps de Prague.

La deuxième piste concerne la mobilisation des émotions par les acteurs non-étatiques. En effet, tandis que le rôle des émotions chez les acteurs ›officiels‹ (diplomates, militaires, chefs d’État…) est déjà relativement bien étudié dans la discipline des RI3, plusieurs chapitres proposent des observations nouvelles et précieuses sur les manières dont des ONG, des intellectuels et les journalistes façonnent les »régimes émotionnels« au sein de leurs sociétés, mais aussi leurs relations extérieures. Ainsi, Jost Dülffer montre comment des intellectuels et journalistes conservateurs de l’Allemagne fédérale ont essayé de mobiliser la peur contre le Traité de non-prolifération dans le but de justifier une politique étrangère souverainiste entre les deux grands blocs.

Le potentiel des émotions pour mobiliser l’opposition sociétale contre les politiques étrangères étatiques est aussi souligné par les contributions de Joachim Scholtyseck (sur l’adhésion émotionnelle aux mouvements de décolonisation) et Frank Bösch (sur la mobilisation intellectuelle pour la cause sandiniste). En revanche, le chapitre d’Agnes Bresselau von Bressensdorf analysant les stratégies de communication émotionnelle des ONG ouest-allemandes montre que les acteurs non-étatiques peuvent très bien contribuer à la légitimation idéologique et émotionnelle des politiques étrangères. La contribution de Claudia Kemper, quant à elle, soutient que les ONG ont joué un rôle ambivalent d’»agences émotionnelles« pendant la guerre froide, alertant d’un côté les publics d’enjeux ignorés par les gouvernements, justifiant de l’autre côté certains cadrages politiques nourris par les acteurs officiels.

Enfin, plusieurs contributions fournissent aussi des pistes précieuses pour le débat naissant autour des méthodologies pour l’analyse des émotions dans les relations internationales4. Peut-on observer directement les expressions émotionnelles, voire les quantifier, afin de saisir leur portée sociale et temporelle de manière systématique? Ou faut-il adopter une analyse herméneutique focalisée sur les acteurs individuels pour saisir l’impact des émotions sur leurs orientations et décisions? Les contributions de Bernhard Gotto et de Philipp Gassert s’inscrivent dans la première ambition, analysant les changements des vocabulaires émotionnels liés à la »déception« et à la »confiance« dans la communication diplomatique et gouvernementale de l’Allemagne fédérale.

Le regard psychologique et herméneutique est privilégié en revanche dans les contributions respectives de Thomas Freiberger, Frederike Schotters et Dominik Geppert, analysant une multitude d’observations issues de sources écrites et visuelles pour développer une compréhension fine de ce qu’on peut appeler l’économie émotionnelle des leaders français, états-uniens et allemands durant la guerre froide. Une approche méthodologique similaire est utilisée par Laurence Badel qui se focalise cependant sur les réactions émotionnelles subjectives des diplomates lors du massacre de la place Tian’anmen de 1989. Enfin, dans son analyse de la réception émotionnelle de la construction du mur de Berlin, Ilse Dorothee Pautsch propose une méthodologie innovante qui combine l’analyse d’expressions émotionnelles verbales et non verbales pour comprendre comment des filtres institutionnels gouvernent la transmission d’émotions collectives depuis la population vers les diplomates et les représentants politiques.

Etant donné la richesse des réflexions conceptuelles et des observations empiriques de cet ouvrage, on peut espérer qu’il sera suivi par d’autres, potentiellement inspirés par les travaux récents des RI, s’intéressant aux liens entre les émotions et des rapports de domination fondés sur la classe, la race et/ou le genre. Ainsi, on serait curieux d’en apprendre plus, par exemple, sur les recours aux émotions pour mobiliser les populations locales dans les guerres d’indépendance, les régimes émotionnels spécifiques des univers hyper-masculins des doctrines nucléaires, ou bien les vocabulaires émotionnels mobilisés par les mouvements syndicalistes à l’ouest et à l’est dans les années 1980.

1 Richard Ned Lebow, Why Nations Fight. Past and Future Motives for War, Cambridge 2004.
2 Arash Heydarian Pashakhanlou, Realism and Fear in International Relations. Morgenthau, Waltz and Mearsheimer Reconsidered, Cham 2017.
3 Pour une étude récente qui analyse l’interaction émotionnelle entre différents acteurs des sociétés civiles suite à des évènements internationaux traumatisants voir: Emma Hutchison, Affective Communities in World Politics. Collective Emotions after Trauma, Cambridge 2016.
4 Par exemple: Maéva Clément, Éric Sangar (dir.), Researching Emotions in International Relations. Methodological Perspectives on the Emotional Turn, Cham 2018.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Éric Sangar, Rezension von/compte rendu de: Hélène Miard-Delacroix, Andreas Wirsching (Hg.), Emotionen und internationale Beziehungen im Kalten Krieg, Berlin (De Gruyter Oldenbourg) 2020, XVI–430 S. (Schriften des Historischen Kollegs. Kolloquien, 104), ISBN 978-3-11-067954-0, EUR 79,95., in: Francia-Recensio 2021/2, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.2.81996