Le volume composé par Tal Bruttmann, Stefan Hördler et Christoph Kreutzmüller propose à la fois une (ré)édition et une analyse serrée de l’album de photographies que les responsables SS du complexe d’Auschwitz-Birkenau avaient souhaité consacrer à la célébration de l’opération de mise à mort des juifs de Hongrie, entre mai et juillet 1944. L’ensemble est divisé en trois parties.

La première recontextualise l’album suivant une logique »en entonnoir«, du plus général au plus spécifique. Les auteurs reviennent successivement sur l’histoire du complexe concentrationnaire d’Auschwitz-Birkenau, sur le »programme Hongrie« comme possible conclusion de l’Aktion Reinhard, enfin sur l’opération hongroise elle-même, en étudiant ses protagonistes (le rappel de Rudolf Höß et la (re)constitution autour de lui d’une équipe d’experts de la tuerie de masse) et sa mise en œuvre avec les arrestations et déportations depuis la Hongrie.

Enfin, les auteurs s’attardent sur l’identité des commanditaires et photographes SS auteurs de l’album, puis sur le parcours ultérieur de l’objet, découvert dans le camp de Mittelbau par une internée survivante, Lili Jacob, qui l’a conservé jusqu’en 1980 avant de le léguer à l’institut Yad Vashem en Israël.

La deuxième partie propose une reproduction intégrale du document respectant donc scrupuleusement les cadrages et la mise en page choisie par les concepteurs de l’album. Enfin, la dernière partie, la plus originale, propose, à travers un double mouvement de déconstruction/reconstruction, une analyse serrée des images elles-mêmes. Le travail de déconstruction consiste à mettre en lumière les topoï de l’album: en quoi l’étude attentive de chacune des photographies accroit-elle notre connaissance du fonctionnement du camp? L’étape de reconstruction revient, quant-à-elle, à restituer quatre des séries »réelles« de clichés à partir desquels il est composé, autrement dit à remettre les photographies dans l’ordre dans lequel elles ont été prises, et non dans celui dans lequel elles ont été placées sur le carton.

C’est évidemment cette troisième partie qui justifie la publication et l’intérêt du volume en interdisant qu’on puisse le réduire à une banale édition critique. La première partie constitue une remarquable synthèse sur l’histoire du complexe d’Auschwitz-Birkenau, à la fois camp de travail forcé et camp d’extermination. Mais aussi précise, complète et parfaitement à jour des références qu’elle soit, elle reste un état des lieux des savoirs disponibles. Dans le même sens, l’album lui-même est bien connu: il a fait l’objet de multiples publications en Israël, aux États-Unis, en France ou en Allemagne. De très nombreux lecteurs l’ont déjà eu sous les yeux. Sans doute certains l’ont-ils même entièrement feuilleté.

En revanche, et c’est la grande leçon de l’ouvrage, il est peu probable que même parmi ces lectrices et lecteurs attentifs, et aussi spécialistes qu’ils aient été, beaucoup soient parvenus à dépasser la première impression que donne l’album: une succession quasi ininterrompue de portraits collectifs montrant des groupes plus ou moins importants d’hommes, de vieillards, de femmes et d’enfants, de bagages et de biens personnels enfin.

Tout le travail des historiens revient en effet à proposer une lecture méticuleuse, à la loupe, des images. On pourrait dire que les instruments et techniques d’analyse utilisés sont au nombre de trois: restituer le point de vue des photographes, réinscrire les photographies dans la topographie concentrationnaire, enfin porter une attention redoublée aux innombrables détails qui restent à coup sûr invisibles à un œil profane, non informé de l’histoire des camps. C’est fort de cet outillage que les auteurs sont en mesure d’apporter un regard profondément neuf sur l’album et ses possibles usages historiens.

L’opération est d’abord menée, on l’a dit, sous la forme d’une déconstruction. Sur ce point, les auteurs montrent que l’observation clinique de ces images permet non seulement de confirmer visuellement le savoir historien bâti sur d’autres sources (rapports administratifs, témoignages de survivants), mais encore d’apporter de véritables gains de connaissance. Ils notent, entre autres exemples, que les photographies montrent la fumée des fosses d’incinération des corps (photo 191), ou que les mouchoirs que certaines femmes portent sur leur bouche et nez témoignent de l’odeur insupportable qui envahissait Birkenau (ph. 86, 92, p. 152). Ils invitent aussi à remarquer (ph. 4, p. 150) le dialogue entre une déportée et un interné en tenue qui, au risque de graves représailles, devait probablement lui donner les informations permettant d’être sélectionnée pour le travail, et donc d’échapper à la mort immédiate.

Le regard des lectrices et des lecteurs est ainsi constamment guidé, soutenu vers les détails que de prime abord il ne remarque même pas. Les auteurs le conduisent, par exemple, vers les cannes courbées dont les SS se servent pour trier, pousser, guider ou frapper les déportés en fonction du sort qu’ils leur ont réservé, vers les gourdes et récipients qui témoignent de la soif intense des familles entassées dans les wagons, ou encore vers les énormes projecteurs au long des voies qui rappellent que, contrairement à ce que laissent entendre ces images de sélections opérées en pleine journée, l’arrivée des trains se faisait en rythme ordinaire de nuit, précisément pour séparer strictement les activités de mise à mort, nocturnes, du travail forcé, diurne.

C’est d’ailleurs encore cette séparation stricte entre extermination et concentration qui permet de comprendre l’apparition, sur plusieurs images, de prisonniers de l’autre côté des barbelés qui semblent inoccupés, voire se reposent en faisant sécher leur linge: c’est parce que les SS veulent éviter tout contact entre internés et déportés qu’ils organisent une sorte de bouclage du camp (Blocksperre) suspendant le rythme normal du travail forcé. L’album donne également des informations précieuses sur la déportation elle-même. Sur plusieurs images, on peut lire les inscriptions notées par les SS sur le wagon lui-même: le nom de celui qui avait été désigné comme »responsable«, le nombre de déportés enfermés, mais encore les informations administratives codées indiquant qu’il s’agit bien d’un »train de la mort«.

Enfin, les photographies sont également utilisées pour identifier en personne les responsables de la sélection présents sur la rampe, officiers, sous-officiers, médecins, dentistes ou autres chefs de blocks que l’on voit à l’œuvre séparer ceux qui vont mourir, toujours les plus nombreux, de ceux qui seront enregistrés pour le travail.

On le constate aisément: les auteurs montrent ainsi à quelles conditions l’album peut devenir, en tant que tel, une source pour l’historien – et pas seulement un matériau illustratif. Mais ils vont plus loin encore dans la dernière partie, »reconstruction«, de leur étude. Il s’agit cette fois de casser l’ordonnancement des images choisi par les concepteurs de l’album en restituant les séries de prises de vue. En repérant patiemment la présence des mêmes personnes sur des photographies pourtant parfois éloignées l’une de l’autre dans l’album, les historiens parviennent à redonner vie et mouvement aux familles et groupes. L’opération est évidemment profondément émouvante, saisissante même tant le lecteur est conduit à suivre, pas à pas presque, les derniers instants de centaines d’hommes, de femmes et d’enfants surtout, mais aussi et encore la sidération de ceux qui, à l’inverse, viennent d’être enregistrés, tondus, habillés de loques encore trop étroites pour eux.

À partir de portraits de groupe chacun en apparence identique à l’autre, les trois historiens reconstruisent petit à petit des familles, des ensembles d’amis, des gestes de soutien et de révolte surtout. C’est en ce sens que l’émotion qui étreint le lecteur ne vaut pas seulement pour elle-même – ce qui serait déjà beaucoup –, mais, au-delà, vient servir le travail historien. En relevant le visage presque invisible d’une femme qui hurle, en invitant à remarquer de furtifs échanges entre déportés, en soulignant les enfants qui, désormais seuls et séparés, se tiennent par la main, en notant le geste d’un homme qui vient secourir une vieille femme sur la rampe, en donnant à voir l’envahissement des cortèges vers les crématoires par les personnes âgées, les femmes et les enfants, ou encore en insistant sur ceux des hommes qui ont refusé d’enlever leur chapeau, les auteurs rendent aux déportés l’humanité dont leur bourreau voulaient les priver, et ce faisant ils restituent la sélection dans toute sa concrétude.

On y observe, comme à la loupe, le travail des bourreaux, leurs choix, mais aussi les réactions des victimes: l’ensemble de l’opération, des deux côtés, permet de constater combien la déshumanisation des secondes n’avait rien d’une évidence – et qu’elle ne saurait constituer une condition nécessaire ou »facilitante« de l’extermination. Contrairement à ce que laissent entendre les images des corps décharnés par la faim et les mauvais traitements, l’album de Lili Jacob montre que l’essentiel du travail de mise à mort a consisté, pour les gradés SS du camp, à désigner, en toute froideur pourrait-on dire, des grands-parents, des femmes et des enfants que l’on pourrait presque imaginer apparaître sur les célèbres photographies de Doisneau– des enfants en culotte courte, habillés et coiffés à la mode de l’époque, ressemblant à n’en pas douter à nombre de leurs propres enfants. En retournant le miroir, les auteurs nous montrent aussi combien cette image pouvait s’incarner dans des attitudes toutes d’humanité: contrairement à l’apparence première d’apathie, les auteurs invitent la lectrice et le lecteur à repérer les regards de défi lancés au photographe, les attitudes de rébellion aussi. Ils dédient l’ouvrage aux quatre individus, trois jeunes filles et un garçon, qu’ils ont repérés en train de tirer la langue ou de faire la grimace. Les portraits, grossis, sont placés sur la première page du livre. Ils sautent, littéralement, au visage de la lectrice et du lecteur. Nul doute que celui-ci trouvera dans cette interpellation l’envie de poursuivre »La mise en scène photographique du crime«.

FUSSNOTEN

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Nicolas Mariot, Rezension von/compte rendu de: Tal Bruttmann, Stefan Hördler, Christoph Kreutzmüller, Die fotografische Inszenierung des Verbrechens. Ein Album aus Auschwitz, Darmstadt (wbg Academic) 2019, 304 S., ISBN 978-3-534-27142-9, EUR 50,00., in: Francia-Recensio 2021/3, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.3.83467