Cet ouvrage collectif est le résultat d’une Ringvorlesung organisée entre 2016 et 2019 par le groupe de recherche pluridisciplinaire consacré à la république de Bonn à l’université de Düsseldorf, en partenariat avec plusieurs institutions extra-universitaires locales. Ce volume fait suite à une première initiative du même groupe de recherche consacrée à la Rhénanie dans la Première Guerre mondiale. Dans le présent volume, les directrices et directeurs de la publication partent du constat des usages différents de l’expression »république de Bonn« dans différentes disciplines et proposent ainsi différentes entrées dans ce complexe thématique (p. 12–14). Les différentes contributions ont été rédigées par des spécialistes reconnus d’histoire, de sciences politiques, d’histoire de l’art et de littérature. L’année 1968 a été choisie comme trame dans cette histoire et comme césure dans l’évolution de la république de Bonn.
L’ouvrage se divise en quatre parties. La première est consacrée à l’année 1968 et à son impact dans le Land de Rhénanie du Nord-Westphalie (NRW), dans une perspective d’histoire régionale. Les trois parties suivantes s’écartent de l’année 1968 pour aborder différents concepts de la modernité. Le paradigme de la construction est d’abord étudié sous l’angle de l’architecture des universités de NRW dans les années 1960–1970. Dans la troisième section, c’est la modernité visuelle qui est étudiée, à partir de la peinture naïve en République fédérale. La dernière partie, quant à elle, adopte une perspective d’histoire littéraire et offre une réflexion sur les processus de recomposition du champ littéraire en République fédérale après 1945.
La première section débute par une présentation de l’état de la recherche sur l’objet d’étude »1968« par Thomas Gerhards. L’historien s’intéresse à la définition de l’objet soixante-huitard, aux lieux ou encore aux acteurs de ce moment. Il en ressort notamment la nécessité de ne pas considérer le »1968« allemand uniquement par la focale des grandes villes (en l’occurrence Berlin-Ouest et Francfort), mais en s’intéressant davantage à la »province«. À cet endroit, on s’étonnera de ne pas voir mentionnés les travaux de l’historiographie internationale de 1968 sur le sujet (on pense, dans le cas français, à l’étude de Ludivine Bantigny publiée en 2018 qui va à l’encontre de l’idée d’un »mai 1968« exclusivement parisien1). Les ouvrages mentionnés dans cette contribution restent en effet très ancrés dans l’historiographie allemande. Même si des études microhistoriques présentent un intérêt indéniable dans le phénomène soixante-huitard, les perméabilités transnationales et les études internationales (et leurs apports) mériteraient d’être évoquées de manière plus significative également.
Uta Hinz livre également un plaidoyer en faveur d’une microhistoire du mouvement soixante-huitard à l’exemple du Land de NRW. Elle montre que les réalités locales générèrent des temporalités différentes des protestations, comme à Bonn et à Bochum par exemple. Cette première partie s’achève sur une interview du musicien Dieter Klemm, membre du groupe de rock Floh de Cologne, par Verena Meis. Il y est question, entre autres, du rapport que Klemm entretenait avec la RDA ou de sa perception de l’Ostpolitik de Willy Brandt.
La deuxième partie aborde les évolutions architecturales des universités en Rhénanie-Nord-Westphalie et les conceptions sociétales qui se cachent derrière ces principes. Jürgen Wiener met notamment l’accent sur le brutalisme au cœur de l’architecture des nouvelles universités bâties dans les années 1960, avec l’université de Bochum comme modèle. Il montre également comment les rapports entre individus, mais aussi entre disciplines universitaires (et la mise en scène de l’interdisciplinarité), se sont retrouvées dans les enjeux architecturaux.
L’article de Christof Baier est complémentaire de celui de Jürgen Wiener puisque Baier examine la manière dont l’espace extérieur a été aménagé dans les universités de la région pendant les années 1960–1970. L’objectif était par exemple de créer des lieux de sociabilité pour les étudiants et cette entreprise présentait indéniablement une dimension esthétique, et pas uniquement fonctionnelle. Les architectes chargés de l’aménagement des espaces extérieurs étaient d’ailleurs parfois critiques vis-à-vis du gigantisme de certains projets universitaires, comme ce fut le cas de Georg et de Rosemarie Penker à Bochum (p. 210).
La troisième partie, autour du concept de la modernité visuelle (»Zeigen«), est limitée à un seul article de Hans Körner, consacré à la peinture naïve dans la république de Bonn. L’auteur y montre l’intérêt suscité par ce type de peinture, notamment dans le cadre du concours »Schiffe + Häfen« s’adressant à des peintres amateurs, organisé à Hambourg en 1972. Il s’intéresse à l’enjeu représenté par l’expression »art naïf« (entre la naïveté authentique de profanes, saluée, et la naïveté feinte d’artistes professionnels, critiquée) et esquisse, à la fin de son article, des pistes sur les liens entre représentation de paysages naïfs et critique écologiste émergente.
La dernière partie se concentre, quant à elle, sur la question de l’écriture. Volker C. Dörr examine tout d’abord le concept de nouveau réalisme de Dieter Wellershoff. Dörr montre les controverses dans le champ littéraire au moment de l’élaboration de ce concept. L’article de Winfrid Halder revient, quant à lui, sur le rapport d’Alfred Döblin à la république de Bonn dans l’après-1945. Il explique comment l’image de l’écrivain s’est modifiée dans l’opinion publique ouest-allemande, comment les »caractéristiques« du Döblin d’après-guerre (catholicisme, nationalité française …) sont entrées en rupture avec l’image de l’écrivain en Allemagne avant son départ du pays dans les années 1930, après l’arrivée de Hitler au pouvoir. Ces variations permettent d’expliquer, selon l’auteur, l’échec de la »réintégration« de Döblin dans la République fédérale après 1949.
L’ouvrage apporte des perspectives différentes et parfois originales sur son objet d’étude, mais plusieurs remarques ressortent de cette lecture. Tout d’abord, l’année 1968 est envisagée comme césure dans le titre de l’ouvrage. Néanmoins, dans les faits, cette césure n’est pas discutée dans les deux dernières parties. Le caractère très éclaté des thématiques est sans doute lié au format initial de la Ringvorlesung, qui par définition apporte des objets et des approches différents sur »la république de Bonn«. Néanmoins, peut-être une définition plus systématique de ce qu’est l’objet »1968«, ou de ses concepts, aurait-elle été souhaitable en introduction pour donner un fil conducteur plus net à cet ouvrage. Cette année est-elle par ailleurs la césure la plus pertinente dans les différents exemples présentés? Y a-t-il eu véritablement césure? Une discussion autour de ce point, et de sa pertinence dans les différentes disciplines de sciences humaines, aurait été intéressante.
Au regard de l’ambition de l’ouvrage, il aurait par ailleurs été bon de montrer parfois davantage en quoi les exemples particuliers choisis étaient symptomatiques de la société de la république de Bonn. La lectrice et le lecteur ne perçoivent pas toujours bien l’exemplarité (ou la singularité!) des cas présentés dans l’image de la république de Bonn qui s’esquisse au fil des contributions.
Au demeurant, cet ouvrage reste une lecture pluridisciplinaire très intéressante et propose des points d’entrée originaux dans l’histoire et la société ouest-allemandes de l’après-guerre.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Nicolas Batteux, Rezension von/compte rendu de: Gertrude Cepl-Kaufmann, Jasmin Grande, Ulrich Rosar, Jürgen Wiener (Hg.), Die Bonner Republik 1960‒1975. Aufbrüche vor und nach »1968«. Geschichte ‒ Forschung ‒ Diskurs, Bielefeld (transcript) 2020, 343 S. (Histoire, 157), ISBN 978-3-8376-4857-7, EUR 39,99., in: Francia-Recensio 2021/3, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.3.83470