L’ouvrage de Pierre Dockès est le premier des deux volumes d’une étude consacrée à l’histoire du capitalisme depuis le XVIe siècle: il couvre la période moderne et contemporaine jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, le second volume portant sur la période postérieure à 1945. Depuis un demi-siècle et sa thèse sur l’espace dans la pensée économique du XVIe au XVIIIe siècle, l’auteur s’est imposé comme un spécialiste d’histoire de la pensée économique et de l’histoire économique du XVIe au XXIe siècle et il livre ici une vaste synthèse qui repose sur une très ample érudition. Celle-ci est sur le plan formel mise en valeur par un riche appareil d’annexes, comprenant un index des noms et un index thématique ainsi qu’une bibliographie de 70 pages (la lecture du texte montre en revanche que le travail éditorial n’a malheureusement pas été à la hauteur de la portée scientifique de l’ouvrage).

Après deux chapitres liminaires qui analysent les notions de rythme et de cycle économique, l’ouvrage est organisé suivant une structure chronologique articulée autour de quelques moments-charnières de l’histoire économique: le déploiement de la première Révolution industrielle (1800), la mise en place du »haut capitalisme« dans les années 1870, la crise de 1929. L’auteur s’efforce en permanence d’entrelacer histoire économique et histoire des théories. Critiquant l’approche de l’économie standard qui fait largement abstraction de l’historicité à la fois des processus économiques et des théories, il plaide pour une »économie historique« qui restituerait leur profondeur historique aux théories et aux discours du passé (p. 9–21). L’intérêt et la richesse du livre ne résident donc pas seulement dans l’érudition qu’il mobilise, mais aussi et surtout dans l’application conséquente de ce parti pris.

Les débats autour de la fameuse »loi des débouchés« formulée en 1803 par Jean-Baptiste Say sont ainsi relus à la lumière des incertitudes de la conjoncture économique et des changements sociaux des premières décennies du XIXe siècle: ce sont en grande partie les crises de surproduction ou d’engorgement des marchés et la dégradation de la condition des classes populaires qui inspirent les critiques de Malthus et surtout Sismondi contre Say et Ricardo et qui conduisent Ricardo à infléchir sa position sur la question des effets économiques du machinisme.

De même, Pierre Dockès montre comment les caractéristiques du capitalisme industriel postérieur aux années 1840 se traduisent dans des théories qui négligent largement la demande pour se concentrer sur les problématiques de l’accumulation et de la suraccumulation, de l’investissement. À partir du dernier tiers du XIXe siècle, les réflexions intègrent la dimension monétaire des cycles économiques, dimension dont la crise de 1873 révèle toute l’importance. Avec la crise de 1929 et Keynes s’opère enfin une double rupture, de l’ordre économique et de l’approche des questions économiques. D’une part, Keynes rompt avec le paradigme classique et la loi des débouchés en réhabilitant le rôle de la demande et en montrant qu’il peut s’établir entre l’offre et la demande un équilibre de sous-emploi. D’autre part, la publication en 1936 de la »Théorie générale«, constitue une étape cruciale dans la fondation de la macroéconomie (même si Keynes n’emploie pas le terme), dans laquelle les ajustements se font, non plus par les prix, mais par les quantités globales: consommation, investissement, revenu national (p. 661–663).

Si la démarche de l’»économie historique« est mise en œuvre de manière convaincante à propos des XIXe et XXe siècles, le chapitre consacré au capitalisme d’Ancien Régime est sujet à débat. L’auteur l’étudie en effet exclusivement à travers les crises et notamment à travers les crises financières auxquelles sont consacrés les trois quarts du chapitre. Ce choix surprend alors que Pierre Dockès se réclame en partie de Fernand Braudel qui considérait que le capitalisme financier n’était qu’une couche superficielle au sommet d’une économie qui reste massivement agricole et artisanale. Et si la contextualisation des écrits d’Adam Smith par rapport à l’apparition de la révolution industrielle est particulièrement précise et nuancée, cela conduit à aborder la transition entre l’Ancien Régime économique et le XIXe siècle et la mise en place au début du XIXe siècle d’un nouvel »ordre productif« essentiellement à partir des débats en matière de politique monétaire et budgétaire.

Par conséquent, le chapitre n’aborde pas la question de la croissance économique sous l’Ancien Régime et la manière dont cette croissance a pu être théorisée dans les discours économiques. Or à propos de l’origine des capitaux investis dans les premières usines, l’auteur évoque les profits tirés de la navigation, du commerce, de l’exploitation des colonies et de l’esclavage (p. 250) ainsi que le rôle central de la rente foncière dans l’accumulation du capital (p. 158). Ceci suggère une continuité entre la croissance économique de la période moderne et celle du XIXe siècle, qui concerne notamment la mise en place d’une domination économique sur des espaces extra-européens qui est selon Braudel un élément fondamental du capitalisme et de l’économie-monde européenne. Mais la question reste peu abordée alors que pour l’économie politique marxiste, la domination coloniale et l’impérialisme sont des moyens d’enrayer la baisse tendancielle du taux de profit ou, pour se référer à Ricardo dont la présentation (p. 271–284) est d’une clarté remarquable, la loi des rendements décroissants de l’agriculture.

Comme on le voit, cet ouvrage a le mérite de susciter la discussion. Mais il se distingue surtout par une grande cohérence méthodologique, laquelle lui est fournie par le cadre théorique de l’auteur. Si Braudel est une référence importante, Pierre Dockès s’en distingue par son refus de considérer le capitalisme comme un phénomène unique et transhistorique (p. 129) et par la prudence avec laquelle il aborde la notion de cycles économiques (notamment pour les XVe–XIXe siècles, étudiés par Braudel dans sa trilogie »Civilisation matérielle, Économie et Capitalisme«, 1979). Il se réfère surtout à plusieurs reprises à l’école française de la régulation, et notamment aux travaux de Robert Boyer, pour souligner l’importance de l’action de l’État et des institutions pour éviter la survenue de crises comme celle qui a touché l’économie mondiale en 2008. Définissant la régulation comme »les procédures et mécanismes de reproduction d’ensemble d’un ordre productif considéré comme système complexe autopoïétique« (p. 136), Pierre Dockès propose une économie historique attentive aux structures sociales dans lesquelles sont insérés les processus économiques, et qui pour cette raison est aussi une économie politique.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Guillaume Garner, Rezension von/compte rendu de: Pierre Dockès, Le Capitalisme et ses rythmes, quatre siècles en perspective. Tome I: Sous le regard des géants, Paris (Classiques Garnier) 2019, 968 p. (Classiques Jaunes. Économies, 695), ISBN 978-2-406-09173-8, EUR 21,00., in: Francia-Recensio 2021/3, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.3.83473