C’est une gageure pour une sociologue et politiste de recenser un livre portant principalement sur la comparaison en histoire, dans les arts et en linguistique. C’est pourquoi, après avoir présenté la thèse défendue dans l’ouvrage, je mettrai l’accent sur quelques problématiques générales relatives à la comparaison dans les sciences sociales.

Pour Angelika Epple et Walter Erhart, auteurs de l’introduction et deux des coordinateurs du livre, la comparaison est une pratique humaine fondamentale, ancrée et située socialement et historiquement. »Bien au-delà d’une simple activité mentale ou d’un instrument méthodologique, les comparaisons doivent être reconsidérées comme des pratiques de comparaisons qui ont leur propre histoire« (p. 16). Tout en reconnaissant la pertinence de la critique postcoloniale à propos d’usages de la comparaison comme instrument de domination, mais plutôt que de la remplacer par d’autres outils1, ces auteurs proposent un nouvel agenda de recherche, qualifié de »tournant pratique dans la recherche comparée« (p. 18).

»En tant que pratique sociale et historique, la comparaison est toujours liée aux acteurs qui les effectuent et les relient à leurs objectifs et à leurs effets possibles, intentionnels ou non. En fin de compte, la question de savoir qui et pourquoi les acteurs comparent devient plus importante que les objets effectivement comparés« (p. 17). Les comparaisons sont façonnées, bien que non déterminées, par l’arrière-plan normatif et le contexte historique dans lequel elles se situent. Elles doivent être interprétées non comme une action individuelle, mais comme »s’inscrivant dans un cadre de pratiques comparatives établies par la répétition et les routines, les habitudes culturelles et les modèles [pattern] historiques […] en fonction de différents cadrages d’acteurs, de groupes, de classes, de nations ou d’autres conditions et circonstances historiques« (p. 18). Ce principe d’analyse des modes de comparaison d’objets distants, dans l’espace ou le temps, permettraient d’étudier l’altérité au-delà des processus de domination, par un double processus de décontextualisation, puis recontextualisation en fonction du critère de comparaison.

Les auteurs acquiescent au principe d’une »éthique« de la comparaison fondée sur l’»inéluctabilité« des processus de traduction2 et l’incitation à la mise à distance critique du soi à travers l’adoption d’un point de vue comparatif3. Pour favoriser ce décentrement, il est possible de mettre en perspective l’Occident avec d’autres cas et histoires situés dans d’autres parties centrales du monde, de susciter des comparaisons inattendues (cf. le chapitre de Walter Erhart, notamment p. 113). Anil Bhatti et Dorothee Kimmich4 proposent de se focaliser sur les similarités plus que sur les différences. Ici, Angelika Epple et Walter Erhart suggèrent d’être attentifs à la comparaison dans son ensemble et ses dynamiques: variations, conditions facilitantes, histoire, effets.

Ces auteurs identifient deux types d’approches, en fonction duquel l’ouvrage est structuré. La première partie est consacrée aux »Typologies et formes« (5 chapitres), et aux questions relatives aux manières de comparer. La lectrice ou le lecteur regrettera l’absence de définition des typologies, au profit de la référence à deux auteurs qui ont typifié les manières de faire de la comparaison5. La seconde partie et perspective met en valeur l’historicité des comparaisons. D’une part, »dans l’histoire des comparaisons, qu’est-ce qui change exactement: les techniques, les procédures, les sujets, le critère de comparaison, les constellations de pouvoir, ou les circonstances sociétales? Pourquoi les pratiques comparatives changent-elles et dans quel but?« (p. 24).Les auteurs se réfèrent à la notion de »régime de comparatisme«6, mais sans l’expliciter.

D’autre part, les pratiques de comparaison sont-elles un facteur de changements historiques? L’ouvrage traite non seulement des manières scientifiques de comparer, mais aussi des pratiques historiques par les acteurs dans leurs activités (cf. les chapitres de David Gary Shaw sur l’Angleterre médiévale, J. Heyder à propos des jugements artistiques, Angelika Epple concernant l’articulation des analyses en termes d’égalité des races et de différences raciales par les savants).

L’ouvrage aborde plusieurs défis de la comparaison. D’abord, la comparaison a été historiquement et reste parfois un instrument de pouvoir, en tant qu’instrument de pensée et de jugement eurocentré, porteur d’implications normatives (p. 16). Cet outil est étroitement lié aux »manières coloniales de comprendre, d’explorer et de dominer le monde« (p. 14)7. Il est aux mains des personnes et groupes qui ont le pouvoir, et qui décident de ce qui mérite d’être comparé, et des manières les plus appropriées d’y parvenir8. Les notions de progrès, civilisation, modernisation sont des outils de mesure et de comparaison temporelles et spatiales qui indiquent ceux qui se situent devant ou derrière. S’il peut être difficile de ne pas adopter un point de vue dominant, même implicitement dans les recherches comparées, celles-ci peuvent remettre en cause ces présupposés.

Andrea Frisch montre que leurs auteurs peuvent, même involontairement, être conduits à renverser les prémisses de la comparaison – ici, attester la supériorité de l’Antiquité vis-à-vis de la Renaissance; de même, la comparaison avec la Chine peut être l’occasion d’une auto-critique sociale de l’Europe (Zhang Longxi). La »politisation des comparaisons«, à savoir leur usage dans des controverses et conflits politiques ou diplomatiques, constitue un défi pour le comparatiste. Thomas Müller l’analyse à partir du recours aux comparaisons chiffrées en matière d’armement pendant la guerre froide.

Deux chapitres abordent de front la question de l’incomparabilité (Hartmut von Sass; Walter Erhart). Erhart milite pour une analyse des changements dans les pratiques de comparaison. Reprenant la proposition de Rita Felski9 d’appréhender la littérature à partir de la théorie de l’acteur-réseau, il montre comment les travaux littéraires communiquent à travers le temps et l’espace, à partir des réceptions variées de l’»Odyssée« dans la littérature et jusque dans le film »L’Odyssée de l’espace« de Stanley Kubrick.

L’analyse sociohistorique de Tobias Werron et de Leopold Ringel sur les classements (rankings) définit leurs caractéristiques distinctives en tant que pratiques spécifiques de comparaison des performances (impliquant quantification, visualisation et publications répétées). Elle identifie les conditions requises de leur institutionnalisation et prolifération sur le long terme (publicité/transparence, rôle des médias et différents publics) dans les arts, le sport et l’université.

Plusieurs contributions mettent en garde contre les dangers d’une généralisation excessive dans le cadre d’une approche comparée, par exemple en surestimant l’unité des entités comparées (David Gary Shaw). Un des garde-fous consiste à réaliser des métacomparaisons, i. e. des comparaisons de comparaisons – comme entre le Japon et l’Occident (Emmanuel Lozerand), entre modes de catégorisations et de comparaisons raciales (Angelika Epple), entre généalogies de courants artistiques (Britta Hochkirchen); ou au contraire, à comparer des »microsituations« (comme l’accrochage de toiles) à l’intérieur de comparaisons localisées (intentions des conservateurs exprimées dans les catalogues d’expositions). Enfin, deux contributions (celle de Anna Neubert et Silke Schwandt, et implicitement celle de Kirill Postoutenko) mettent en évidence les apports et limites de la comparaison assistée par ordinateur – les premières montrent les changements induits par les pratiques et méthodes comparées numériques, jusque dans les questions de recherche, et le fait que la numérisation est aussi un moteur de transformation culturelle.

1 Cf. Rita Felski, Susan Stanford Friedman (dir.), Comparison. Theories, Approaches, Uses, Baltimore, MD 2013.
2 Cf. Zhang Longxi, Crossroads, Distant Killing, and Translation. On the Ethics and Politics of Comparison, dans: Felski, Stanford Friedman (dir.), Comparison (voir n. 1), p. 59–60.
3 Xie Ming, What Does the Comparative Do for Theory?, dans: PMLA 128 (2013), p. 675–682, ici p. 680.
4 Anil Bhatti, Dorothee Kimmich (dir.), Similarity. A Paradigm for Culture Theory, New Delhi 2018.
5 Cf. Geoffrey E. R. Lloyd, Analogical Investigations. Historical and Cross-Cultural Perspectives on Human Reasoning, Cambridge 2015, p. 29–42; Willibald Steinmetz, Above/below, better/worse, or simply different? Metamorphoses of Social Comparison, 1600–1900, dans: id. (dir.), The Force of Comparison, A New Perspective on Modern European History and the Contemporary World, New York, Oxford 2019, p. 80–112.
6 Renaud Gagné, Simon Goldhill, Geoffrey E. R. Lloyd (dir.), Regimes of Comparatism: Frameworks of Comparison in History, Religion and Anthropology, Leiden, Boston, MA 2019.
7 Cf. Natalie Melas, All the Difference in the World. Postcoloniality and the Ends of Comparison, Stanford 2007; Walter di Mignolo, On Comparison: Who is Comparing What and Why?, dans: Felski, Stanford Friedman (dir.), Comparison (voir n. 1.), p. 99–111.
8 Cf. Rajagopalan Radhakrishnan, Why Compare?, dans: New Literary History 40 (2009), p. 453–475.
9 Cf. Rita Felski, Latour and Literary Studies, in: PMLA 130 (2015), p. 737–742.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Cécile Vigour, Rezension von/compte rendu de: Angelika Epple, Walter Erhart, Johannes Grave, Practices of Comparing. Towards a New Understanding of a Fundamental Human Practice, Bielefeld (transcript) 2020, 406 p., 72 farb. Abb., ISBN 978-3-8376-5166-9, EUR 39,00., in: Francia-Recensio 2021/3, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.3.83476