Depuis maintenant bien des années, la biographie est pleinement entrée dans les pratiques universitaires, les réticences scientifiques envers le genre s’étant largement atténuées. Jacques Le Goff a pu dire que faire une biographie était certainement l’une des manières les plus difficiles d’écrire en histoire, notamment en raison du risque d’hypertrophier l’action de l’individu, du »héros« du récit historique. Pourtant, les apports du genre peuvent être indéniables, comme le montre d’ailleurs ici le travail de Klaus Deinet. Les travaux allemands autour de la guerre de Trente Ans sont nombreux, tant sur les prémisses du conflit, son déroulement en général, son impact sur les régions allemandes, que bien évidemment sur les négociations de Westphalie. Or, il semble difficile de nier que des personnalités ont joué un rôle important au cours des trois premières décennies du XVIIe siècle et parmi elles, Christian Ier.

Avec d’autres, comme Ferdinand II ou Maximilien Ier de Bavière, il appartient à ces figures qui ne peuvent être écartées d’un récit historique qui cherche à établir les moments clefs qui mènent à la guerre, les basculements dans les équilibres politico-confessionnels et leurs raisons. À cet égard, le choix d’une étude sur Christian apparaît comme bienvenu, celui-ci appartenant en effet à ces acteurs qui ont contribué, involontairement, à faire transformer une défiance envers l’Espagne et les Habsbourg d’Autriche en un conflit régional, puis en une conflagration bien plus vaste.

Le défi était réel pour une biographie attendue, notamment depuis le travail de Joachim-Ernst Westerburg1 (2003). En effet, si les archives ne manquent pas, les documents personnels de Christian Ier sont moins nombreux, comme l’illustre la perte de son journal. Tant mieux pourrait-on dire car si des zones d’ombres subsistent, laissant l’historien avec ses questions et des hypothèses, cela permet vraisemblablement à celui-ci d’en rester à un récit très politique. Bien entendu, des archives personnelles – qui existent tout de même – permettent d’éclairer les motivations, les pensées du biographié. À cet égard, les lettres écrites – en français – à son épouse Anne de Bentheim-Tecklembourg sont d’une aide précieuse et donnent l’occasion à l’historien d’approfondir son analyse, ayant ici la capacité de lire en miroir l’action politique du prince grâce à ses propos privés.

À de multiples reprises, Klaus Deinet développe son récit et amène ce volet plus personnel qui permet par ailleurs de dévoiler la piété de ce prince calviniste. Ce n’est cependant pas cette entrée qui a été choisie par l’auteur, mais bien celle du politique. En huit chapitres chronologiques, Deinet nous donne à lire un destin marqué par »l’échec«, pour reprendre le sous-titre de son livre. Christian Ier appartient à ces princes, aux qualités réelles, mais modestes et ballottés par les jeux de pouvoir entre luthériens et calvinistes, comme aussi entre fidélité impériale – au moins jusqu’à la disparition de Rodolphe II – et lutte contre une hégémonie catholique.

Le prince d’Anhalt, s’il est à la tête d’une principauté de second rang dans l’Empire, n’en n’a pas eu pour autant moins d’ambitions; ses qualités militaires et ses liens familiaux – notamment avec la famille palatine – l’ont mené à avoir un destin allemand et européen. Le déroulé analytique de la vie de Christian Ier donne à comprendre l’action politique et aussi militaire de ce prince, qui est bien connu dans l’histoire de l’Union de 1608, dont on voit à chaque fois la porte des possibles s’ouvrir et aussi se refermer. Dès ses jeunes années, la marque du destin semble le toucher. En 1582, il accompagne une ambassade impériale à Constantinople puis il reste à la cour de Dresde, agitée par les conflits doctrinaux entre luthériens et calvinistes: c’est là qu’il bascule dans le camp réformé. C’est aussi en cette cour saxonne qu’il entend parler d’une intervention en faveur d’Henri de Navarre, dès 1586. L’année suivante, il effectue d’ailleurs un voyage en Italie et en France, où il rencontre ce dernier, avec lequel il débute un commerce épistolaire.

En 1589, la reine Élisabeth d’Angleterre lui écrit pour lui demander de prendre la tête du contingent militaire allemand qui doit venir au secours d’Henri IV. Les affaires politico-religieuses françaises le font définitivement entrer dans un jeu politique et confessionnel germano-européen. Il intervient en France à compter de l’automne 1591 (siège de Rouen), mais déjà il apprend le jeu complexe et difficile des négociations entre princes allemands pour trouver un accord et surtout se donner les moyens financiers de le mettre en œuvre: c’est là un aspect auquel est confronté à plusieurs reprises Christian Ier au cours des deux décennies suivantes. Il apprend aussi avec la »guerre épiscopale« pour Strasbourg, en 1592, où le conseil urbain veut le choisir comme protecteur alors que Jean Georges de Brandebourg veut imposer Ernst von Mandelsloh.

Les soucis ne viennent pas que des luttes de pouvoir: le manque d’argent pour tenir les troupes est récurrent, ce qu’il ne peut que constater dans ses expériences suivantes. Gouverneur du Haut-Palatinat aux temps de Frédéric IV, Christian renforce les liens avec cet Électorat. Là aussi, Klaus Deinet montre, sans téléologie, que la destinée européenne du prince connaît une étape nouvelle. Avec le chapitre au titre évocateur de »long chemin vers l’Union (1598–1608)«, on suit le prince Christian dans ce qui a été en effet un cheminement complexe vers l’établissement de cette alliance entre protestants, la première depuis la ligue de Smalkalde.

Le propos de l’auteur ne se perd pas dans le récit connu des événements qui influent sur la naissance heurtée de l’Union, comme la guerre d’indépendance des Provinces-Unies, mais il montre comment Christian Ier a pu vouloir utiliser par exemple les tensions entre Venise et Rome pour s’attaquer à »l’ennemi«: l’Espagnol. Car le prince songe bien à une alliance entre princes protestants d’Empire, appuyée par des puissances extérieures comme l’Angleterre et la France. Avec cette dernière, malgré les relations avec Henri IV, les choses sont compliquées, notamment en raison de l’affaire de Bouillon, au point que pour la succession de Clèves-Berg-Juliers, le roi n’envisage pas de voir Christian Ier à la tête des troupes coalisées.

Klaus Deinet nous amène également à bien appréhender les relations de pouvoir et les options internes au camp protestant. Christian analyse la situation des Habsbourg d’Autriche mais reste fidèle à Rodolphe II avec lequel il a plusieurs entrevues. Il songe à une coalition pour favoriser Maximilien, un Habsbourg qu’il pense catholique plus modéré qu’Albert, Ferdinand ou Matthias. Nombre de ses coreligionnaires ne sont pas de cet avis, et Christian doit faire à nouveau face à des reculades, des discussions sans fin, des atermoiements.

En travaillant à partir du positionnement de Christian Ier, l’auteur nous fait saisir les réalités de la naissance de l’Union évangélique et l’importance de ces années 1608/1609. De même, il nous amène, avec un détail mesuré, à suivre les événements de la décennie suivante souvent trop rapidement négligée dans le récit des prolégomènes de la guerre de Trente Ans. Bien sûr, cela concerne directement les affaires palatines, mais dans lesquelles interviennent Christian et aussi l’Angleterre, acteurs dont on connaît le poids pour les débuts de la guerre en Bohême. Au Kurfürstentag de 1611, Christian apparaît comme le »faiseur d’empereur«, du moins pouvait-il le penser. L’élection du 13 juin 1612 en faveur de Matthias lui a rappelé la réalité du jeu politique et surtout l’intérêt des princes-électeurs eux-mêmes.

Cela ne l’empêche pas de travailler à l’idée d’imposer Maximilien de Bavière comme successeur de Matthias, non par sympathie mais comme un moindre mal que Ferdinand de Styrie, toujours pour protéger les »libertés allemandes«. Là, on peut dire que sa lecture du jeu politique était biaisée et ses coreligionnaires étaient très dubitatifs envers cette idée. De là à penser que Christian se préparait lui-même ses propres déboires et déceptions, il n’y a qu’un pas. Comme l’écrit Klaus Deinet, la ténacité avec laquelle Christian a travaillé à la candidature bavaroise reste une énigme, alors qu’il a été bien plus hésitant à soutenir celle de Charles-Emmanuel de Savoie. L’auteur nous montre encore le rôle joué, dans le soutien au camp palatin, dans le contexte de l’élection impériale de 1619 même s’il n’est pas présent à Francfort. Christian n’a pas alors vraiment franchi le Rubicon, du moins tant que les États de Bohême n’ont pas destitué Ferdinand en faveur de Frédéric V du Palatinat, épaulé par Christian Ier.

Ces deux derniers sont encore hésitants après cette destitution mais se trouvent face la décision de leur vie. Klaus Deinet pose bien ici le tableau des hypothèses, des options, qui alimentent les hésitations et les motivations réciproques, tout en cherchant à expliquer la décision finale, même s’il reconnaît que l’on ne peut déterminer le moment précis de celle-ci. Pour la suite, qui correspond à la campagne militaire, l’apport du journal du fils de Christian, qui accompagne alors son père, permet de suivre les étapes jusqu’à la défaite de la Montagne-Blanche. La victoire catholique et impériale semble sceller le destin de Christian, relégué au rang des réprouvés, ses biens étant saisis et ses terres occupées, lui-même en exil dans le Holstein, puis à Flensburg jusqu’à la réconciliation avec Ferdinand II et sa réintégration dans ses biens au début de l’été 1624.

Klaus Deinet parvient, avec son étude, largement appuyée sur une riche documentation et sur une utilisation raisonnée de la bibliographie, à enrichir nos connaissances sur ces décennies ante-1618. Ce travail sur Christian Ier d’Anhalt-Bernbourg amène aussi de fructueux apports sur la complexité du jeu politique et confessionnel, loin des visions trop simplistes d’une histoire parfois écrite à gros traits. Au final, l’ouvrage traduit une écriture historique et biographique équilibrée pour dévoiler les interactions entre contexte et individus.

1 Ernst-Joachim Westerburg, Fürst Christian I. von Anhalt-Bernburg und der politische Calvinismus. Zur Vorgeschichte des Dreißigjährigen Krieges, Thalhofen 2003.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Laurent Jalabert, Rezension von/compte rendu de: Klaus Deinet, Christian I. von Anhalt-Bernburg (1568–1630). Eine Biographie des Scheiterns, Stuttgart (Kohlhammer) 2020, 319 S., 11 Abb., 2 Kt. (Geschichte in Wissenschaft und Forschung), ISBN 978-3-17-038316-6, EUR 39,00. , in: Francia-Recensio 2021/3, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.3.83486