L’histoire de la Commune bénéficie d’un important renouveau historiographique francophone et anglophone depuis plusieurs années et notamment dans le cadre du cent-cinquantenaire1. Pour sa première monographie, Julia Nicholls, lecturer au King’s College, s’éloigne de l’événement en lui-même et s’intéresse à la quinzaine d’années qui succédèrent à l’année terrible. À contre-courant de l’historiographie et des périodisations usuelles, elle cherche à démontrer que du point de vue de l’histoire des idées politiques, la Commune et sa répression ne marquèrent pas une rupture pour la pensée révolutionnaire française. Nicholls situe cette rupture davantage au milieu des années 1880; cela explique pourquoi 1885 est désignée comme date de fin de l’étude.
Alors que l’historiographie avait perçu la Troisième République comme un moment de production d’idées homogènes, modérées et d’orthodoxie, Nicholls soutient au contraire que la période 1871–1885 fut un moment de créativité et de réflexion pour une pensée révolutionnaire tournée vers le futur et prête à se renouveler. Dans sa monographie, elle nous montre comment cette flexibilité permit aux républicains révolutionnaires d’être une force politique autonome, unie et pertinente en République.
L’ouvrage de Nicholls est divisé en quatre grandes parties. Dans la première, il est question des interprétations de la Commune par les révolutionnaires. Nicholls identifie deux grandes catégories d’interprétation: »réaliste« et »violente«. L’interprétation »réaliste« fut soucieuse de contextualiser l’épisode communard. D’après cette dernière, la Commune ne fut pas une éruption de violence spontanée, mais une révolte de patriotes soucieux de défendre la République, dans un contexte d’abandon de la capitale par les autorités pendant la guerre, et de victoire des monarchistes aux élections. Les »réalistes« mirent également en avant le programme social de la Commune afin de montrer qu’elle offrait une autre modernité possible. La Commune ne se limitait pas qu’au soulèvement et aux violences.
Les auteurs »violents« embrassèrent quant à eux ces caractéristiques. La Semaine sanglante était au centre de leur récit. La violence de la répression pouvait en effet servir d’appel à l’unité: dans le combat, les divisions s’effaceraient. La violence déployée permettait également de critiquer le gouvernement, qui avait organisé la répression, et les républicains radicaux qui n’avaient pas soutenu ouvertement la Commune, et qui étaient donc de fait complices des violences versaillaises.
La deuxième partie discute du concept de »révolution« dans la pensée politique des révolutionnaires français. Ce fut pendant la Troisième République que la Révolution française fut le plus célébrée. Nicholls nous dit qu’en la commémorant officiellement et en la représentant comme un événement paroxystique de l’histoire de France, les républicains modérés cherchèrent à montrer que la révolution était avant tout une chose du passé, qui ne devait pas et ne pouvait pas se reproduire. Pour rester convaincant politiquement, les républicains révolutionnaires devaient donc montrer que la révolution était encore un concept pertinent. Ils entreprirent ainsi de constituer des récits historiques dans lesquels la Révolution française était »provincialisée«, donc un évènement insurrectionnel parmi d’autres. Cela signifiait qu’une révolution pouvait encore se produire.
Les révolutionnaires essayèrent également de faire adhérer la Province, passive pendant la Commune, au concept de révolution2. Pour ce faire, ils infusèrent leur discours de références au christianisme. Nicholls précise ici qu’il s’agissait d’un retour à des pratiques courantes du républicanisme des années 1830 et 1840: la révolution pour tout le pays. Dans le même temps, certains révolutionnaires cherchèrent à lier science et révolution, dans un registre davantage hérité de l’anticléricalisme et de la libre-pensée, développés sous le Second Empire.
La troisième partie aborde la place de Karl Marx et de sa pensée chez les socialistes français. En comparant l’édition allemande de »Das Kapital« et sa traduction française, Nicholls remarque que Marx et les traducteurs adaptèrent ensemble certains passages pour qu’ils conviennent mieux au contexte français. Elle ajoute que ce sont ces changements de sens dans le processus de traduction qui permirent par exemple l’interprétation optimiste du rôle des machines chez les guesdistes. C’est à partir du Marx adapté au contexte français qu’ils purent défendre leur attitude promachine et leur »droit à la paresse«, à l’opposé du droit au travail quarante-huitard. Enfin, Nicholls montre la flexibilité des socialistes français dans leurs usages de Marx. Les possibilistes, pourtant souvent décrits comme »anti-Marx« par l’historiographie, et les blanquistes émettaient régulièrement des jugements positifs sur Marx et son œuvre et pouvaient la citer ou en publier des extraits dans leurs journaux, le tout sans y adhérer complètement.
Dans la dernière partie, Julia Nicholls pose la question de la place du colonialisme et de l’impérialisme dans la pensée des révolutionnaires français. Deux types de discours révolutionnaires sur l’Empire colonial sont évoqués: ceux en provenance des colonies (les déportés), et ceux en provenance d’Europe (exilés ou résidents français). Les déportés de la Commune en Nouvelle-Calédonie investirent ainsi ce champ pour critiquer la République et ses gouvernants. Pour eux, le problème n'était pas le concept de colonisation en tant que tel, mais la pratique de la colonisation telle que réalisée par les gouvernements de la IIIe République. Le droit à la colonisation n’était pas nié et on le retrouve également dans la majorité des écrits des révolutionnaires en Europe. L’autrice nous montre qu’ils évoluaient dans un registre socialement conforme dans leur rapport au fait colonial: pour eux, l’Empire devait bénéficier à la métropole. Seul le journal »Le Travailleur« semble faire exception. Bien qu’il ne nie pas les potentiels bénéfices de la »vraie colonisation«, il se démarque des révolutionnaires partisans de l’expansion impériale par sa défense de la solidarité transnationale. Ce »proto-anticolonialisme« était cependant minoritaire dans le camp révolutionnaire.
Les thèses de Nicholls sont très souvent convaincantes et portées par une structure argumentative rigoureuse et conséquente. Il est nécessaire de souligner les qualités de la forme. Le projet de Nicholls est en effet très ambitieux. Elle nous fait voyager dans la pensée révolutionnaire française à partir de quatre sujets précis et assez éloignés les uns des autres. La lectrice ou le lecteur pourrait se sentir perdu dans la masse d’arguments, mais Nicholls parvient de façon élégante à relier les différents arguments développés et les différentes parties entre-elles.
La volonté des révolutionnaires de (re)constituer un mouvement efficace et pertinent après la Commune nous semble être un point particulièrement bien développé. On le retrouve dans chaque partie, et c’est d’après nous le point le plus convaincant de la monographie. Les idées ou publications abordées plus en profondeur sont systématiquement prises en compte dans leur contexte et dans les différentes échelles de temps. On appréciera ainsi grandement la prise en compte des différentes temporalités dans le rapport de Louis-Auguste Blanqui à la révolution (Partie II), ou dans le rapport des journaux révolutionnaires au protectionnisme (Partie IV).
L’ouvrage de Julia Nicholls aurait cependant gagné à également discuter davantage des contextes sociaux et culturels des révolutionnaires. Des populations en situation d’exil sont souvent évoquées et Nicholls est consciente que les publics visés par les écrits d’exilés diffèrent des publics des journaux de résidents nationaux. Il aurait cependant été intéressant d’étudier l’influence de l’exil sur la production d’idées, d’autant plus qu’une large littérature s’est développée sur le sujet en France ces dernières années3. Le transnationalisme est indirectement évoqué dans la Partie III avec la figure de Marx, et on aurait par exemple été curieux d’en savoir plus sur les transferts entre Français et Russes dans les sessions de travail du journal genevois »Le Travailleur« (Partie IV).
La tâche de la lectrice ou du lecteur serait facilitée par une terminologie plus rigoureuse. Le concept »révolutionnaire« n’est jamais vraiment défini et peut paraître trop vague. Dans la Partie III, il laisse par exemple sa place au concept du »socialiste«. À d’autres endroits du livre, notamment la Partie II, il est question »d’activistes«. La lectrice ou le lecteur peut alors se demander si ces différentes catégories doivent être dissociées, et si oui, comment. Il ne s’agit ici pas de reproches, mais plutôt d’éléments possibles à ajouter dans un ouvrage à la bibliographie très fournie, rédigé par une historienne aux connaissances vastes sur la seconde moitié du XIXe siècle français. La monographie est ambitieuse quant à sa remise en cause de l’historiographie, ses arguments sont convaincants et elle fera date.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Quentin Duguet, Rezension von/compte rendu de: Julia Nicholls, Revolutionary Thought after the Paris Commune, 1871–1885, Cambridge (Cambridge University Press) 2019, VIII–310 p. (Ideas in Context, 122), ISBN 978-1-108-71334-4, GBP 24,99., in: Francia-Recensio 2021/3, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.3.83585