L’histoire de l’esclavage médiéval en Méditerranée a été profondément renouvelée par les articles et les deux gros volumes de Charles Verlinden (»L’esclavage dans l’Europe médiévale«, Gand 1977), qui analyse une masse considérable de documents, sans toujours donner une synthèse concise sur la traite méditerranéenne. Dans cet excellent ouvrage, Hannah Barker démontre qu’il y avait encore place pour de nouvelles recherches, en particulier en comparant la traite effectuée par les marchands italiens au profit de leurs clients occidentaux et celle qui fournit aux Mamlouks l’essentiel de leurs forces militaires et de leurs dirigeants politiques.
La comparaison se heurte néanmoins à des difficultés dues à la différence de nature des sources disponibles: du côté italien, une abondance d’actes notariés enregistrant ventes, locations, donations, héritages et affranchissements d’esclaves; du côté égyptien, des manuels arabes de conseils pour l’acquisition d’esclaves et des sources narratives s’intéressant aux plus illustres des mamlouks, anciens esclaves originaires de la mer Noire, parvenus au sommet de la hiérarchie sultanale.
L’ouvrage d’Hannah Barker comprend deux parties. Dans la première, elle cherche à définir une culture commune de l’esclavage dans la Méditerranée de la fin du Moyen Âge. Dans la seconde, elle étudie les formes de la traite, de la mer Noire vers la Méditerranée.
Loin d’être l’objet de discussions, la légitimité de l’esclavage est admise aussi bien par les chrétiens que par les musulmans, qu’il résulte de la naissance ou d’une capture lors d’une guerre sainte ou d’un acte de piraterie. Mais il est interdit de réduire en esclavage des gens de la même religion, de sorte que la différence religieuse est le principe sous-jacent du statut de l’esclave, contraint de se convertir à la religion de son maître. S’il est toutefois bien difficile de démontrer l’affiliation religieuse d’un individu, la diversité linguistique qui caractérise les victimes de la traite est interprétée comme un signe de diversité religieuse que vient confirmer le nom que porte l’esclave, avant son baptême contraint ou sa conversion à l’islam.
En revanche, les traits physiques ne renseignent pas toujours sur la race: si l’islam distingue trois catégories – les Turcs, esclaves nordiques à la peau claire, les Sudans, esclaves sudistes à la peau noire, et les Ajams, c’est-à-dire les non-arabes, les notaires italiens sont bien en peine pour définir la race des esclaves mis en vente, sinon en se référant à quelques caractéristiques, couleur et marques de la peau, stature et complexion, mais les catégories raciales restent le plus souvent incertaines.
Gênes, Venise et le sultanat mamlouk sont des sociétés esclavagistes, où la plupart des maisonnées possède un ou deux esclaves. Les non-libres représenteraient environ 4 à 5% de la population à Gênes au XVe siècle et 2,5% à Venise en 1483, signe d’un déclin de la population servile à la fin du Moyen Âge. Les ventes concernent une population jeune, entre 15 et 25 ans, et en majorité féminine en Italie, dont on attend un service domestique, un travail manuel, un service militaire pour les hommes chez les Mamlouks, et des relations sexuelles, dans le cadre d’un concubinage partout toléré. L’enfant d’une femme esclave et d’un libre reste esclave en Occident, mais est tenu pour libre en Égypte, où les possibilités d’avancement par l’entraînement militaire peuvent amener le jeune esclave à de hautes fonctions (émir et même sultan). Aussi bien en Italie qu’en Égypte, les esclaves représentent un capital social et financier; leur possession dénote pouvoir et richesse.
Comment s’organise la traite en Méditerranée? On devient esclave en mer Noire soit par violence, soit par vente. Les guerres civiles dans la Horde d’or, l’invasion de Tamerlan, les raids tatars, puis les guerres ottomanes d’expansion amènent sur les deux grands marchés de la traite, la colonie génoise de Caffa sur la côte de Crimée, et Tana au fond de la mer d’Azov, nombre de captifs que viennent acquérir marchands italiens et musulmans. D’autre part, des adolescents des sociétés pontiques sont mis en vente par leurs parents, soit en raison de leur pauvreté, de leur avarice ou de leur espoir d’un sort meilleur pour leur progéniture chez les Mamlouks, qui ont conclu une alliance avec la Horde d’or et le basileus, afin d’accéder aux marchandises provenant de la mer Noire. L’autrice retrace les fluctuations de la traite sur ces deux grands marchés pontiques, ravitaillés en esclaves tatars, circassiens et russes par les petites villes côtières des régions caucasiennes. Au cours du XIVe siècle Gênes domine la traite en mer Noire, en faisant de Caffa le passage obligé des traitants contraints de payer des taxes sur les ventes d’esclaves et sur leur séjour dans la domus sclavorum, entrepôt temporaire de la main d’œuvre servile, avant sa vente et son acheminement vers la Méditerranée. Ce contrôle génois s’affaiblit au cours du XVe siècle, d’autant que les marchands musulmans tendent à délaisser la voie maritime vers l’Égypte au profit d’un itinéraire terrestre transanatolien, de Sinope ou Simisso vers Alep, et d’Alep vers l’Égypte par Damas.
La vente des esclaves s’effectue sur des marchés spécialisés en Égypte, au Rialto à Venise et à Gênes auprès du banc où se tient le notaire. Elle fait souvent intervenir un courtier et implique toujours une inspection physique, mentale et caractérielle de l’individu mis en vente. Le contrat qui indique les caractéristiques connues de l’esclave peut garantir sa bonne santé et être annulé en cas de découverte d’un vice caché; ou bien il précise qu’il est vendu »tel quel«, ce qui retire tout droit de rétractation à l’acheteur. De nombreux facteurs déterminent les prix, qui atteignent leur maximum au tout début du XVe siècle et ont tendance à baisser après 1420. Les femmes, autour de vingt ans, sont les plus chères à Gênes et à Venise, les jeunes hommes chez les Mamlouks. Le même modèle de contrat se retrouve en Italie et en Égypte.
En mer Noire, plusieurs milliers d’esclaves sont commercialisés chaque année, mais leurs acquéreurs sont rarement des marchands spécialisés; l’esclave est une marchandise comme une autre, transportée sur tout type de bateau, nef, galère ou coque. Les Génois dominent la route maritime de la traite, les Ottomans la voie terrestre transanatolienne, tandis que Venise et les Mamlouks doivent sans cesse innover pour organiser l’activité de leurs marchands. Le transport est le plus souvent assorti d’une assurance d’un montant de 3 à 7% de la valeur de l’esclave, et est passible de charges telles le frêt, la nourriture et une taxe de vente.
Dans un dernier chapitre, Hannah Barker analyse les conséquences des croisades et de l’hostilité entre chrétienté et islam sur le développement de la traite. Les auteurs des plans de croisade, rédigés à la fin du XIIIe et au début du XIVe siècle, considèrent que les Mamlouks sont des renégats, d’anciens esclaves chrétiens convertis de force à l’islam. Affaiblir l’Égypte requiert donc l’instauration d’un embargo sur le commerce avec Alexandrie, que la papauté décrète lors du IVe concile du Latran (1215) et que les républiques maritimes italiennes sont contraintes d’appliquer. En réalité, l’embargo n’est guère respecté, car Gênes et Venise veulent préserver leurs intérêts commerciaux et privilèges en Égypte et ne font rien pour limiter l’activité de leurs traitants, qualifiés de »mauvais chrétiens« par les auteurs de plans de croisade, mais récompensés par les autorités sultanales, pour lesquelles la fourniture régulière d’esclaves est indispensable pour maintenir la stabilité de leur système politique et militaire.
L’ouvrage d’Hannah Barker ne laisse de côté aucun aspect de la traite en Méditerranée à la fin du Moyen Âge. Il montre les similitudes mais aussi quelques différences pratiques entre Italiens et Mamlouks dans l’exploitation de la main-d’œuvre servile originaire de la mer Noire. On ne peut reprocher à l’auteur que de rares inexactitudes: l’installation des Génois à Caffa en 1266 (p. 129) n’est attestée par aucun texte connu, avant les années 1275. De même la chute de Caffa en 1475 est moins due à des querelles entre Tatars (p. 149) qu’à des différends entre Arméniens et autorités locales génoises. On regrettera aussi l’oubli de toute référence aux ouvrages de Jacques Paviot et de Giles Constable sur les plans de croisade. Ce sont là des broutilles qui n’enlèvent rien à l’originalité incontestable de ce bel ouvrage.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Michel Balard, Rezension von/compte rendu de: Hannah Barker, That Most Precious Merchandise. The Mediterranean Trade in Black Sea Slaves, 1260–1500, Philadelphia (University of Pennsylvania Press) 2019, VIII–314 p., 2 maps, num. tabl. and graphs, ISBN 978-0-8122-5154-8, GBP 64,00., in: Francia-Recensio 2021/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.3.83590